De la serveuse, de la caissière à la sage-femme, l’enseignante ou l’avocate, « On s’arrête toutes, on arrête tout, on s’arrête partout »1. En Belgique, c’est le mot d’ordre d’un collectif de femmes pour cette journée de grève et de manifestations féministes internationales dans la lutte contre le patriarcat et pour la réduction des inégalités genrées.
Car, malgré une amélioration progressive de la situation sociale des femmes, le patriarcat garde une emprise sans frontières. Et il a la dent dure, notamment dans le monde du travail. C’est pourquoi, dans toute la France, en tant que femmes, en tant que profession de femmes à 97,4 %2, en solidarité avec et pour les femmes, à qui leur activité est exclusivement dédiée, les sages-femmes manifestent et sont en grève aujourd’hui.
Sage-femme, une activité qui dans la nomenclature des professions, sur 87 familles répertoriées, fait partie des 12 d’entre elles qui rassemblent plus de la moitié des emplois occupés par des femmes3.
Femmes, une catégorie sociale, modelée par des stéréotypes de genre aussi puissants que persistants, qui sont liés au sexe biologique ou aux qualités considérées socialement comme « féminines » ou « masculines » selon le sociologue Pierre Bourdieu (1998)4. Toutefois, au moyen d’une « valence différentielle des sexes » du masculin toujours supérieur au féminin d’après l’anthropologue Françoise Héritier (1971)5.
Parmi ces caractéristiques, la plus importante pour la catégorie sociale des femmes, concerne celle de la maternité ; tout autant que la catégorie professionnelle des sages-femmes. Fondée sur des différences biologiques, sous la forme d’une spécificité « naturelle », la maternité vient sur-déterminer toutes les autres caractéristiques de ces catégories. Maternité rime avec parentalité, couple, famille, ainsi qu’avec les activités domestiques du maternage et de celles du care anglo-saxon, non loin des qualités d’écoute, de compréhension et d’empathie, voire de dévotions de toutes sortes.
Toutes les professions dites « féminines », soit à majorité de femmes, relèvent de compétences professionnelles qui exigent ces formes de qualités tout en restant, néanmoins, assimilées à des activités « naturelles » , car allant « de soi » chez les femmes. Et par conséquent, sous-valorisées, comme s'il s'agissait d'un simple transfert de « dispositions naturelles », dans le travail, qui ne font que prolonger des « savoir-faire acquis dans la sphère domestique » selon Bourdieu (1998)6.
Non seulement le travail féminin, ainsi compris, est généralement sous-valorisé, mais il est aussi celui qui reste surtout non rémunéré. Selon les activités retenues comme productives, le travail domestique, non rémunéré, représente 33% du PIB en France en 20107. Chez les hommes, 2/3 du temps travaillé est rémunéré. Alors que c’est le contraire pour les femmes qui passent l’essentiel de leur temps travaillé à faire gratuitement ce que les féministes des années 1970 ont appelé le travail reproductif. Celui qui est nécessaire à la reproduction sociale du genre humain, et à sa force de travail, avec des activités telles que nourrir, laver, soigner, éduquer, mais aussi fabriquer un bébé, accoucher, allaiter.
Femmes et sages-femmes partagent ici la même enseigne, lorsque le travail d’une femme, ou celui d’une femme en travail, ne vaut guère plus que celui d’une sage-femme. Quelle reconnaissance ou considération accorde-t-on aux femmes pour ce travail immense qui est de fabriquer un nouvel être humain, de le mettre au monde et de devenir sa mère, lorsque le parcours d’une maternité n’a de prix qu’en termes comptables et gestionnaires ? Au même titre que l’activité des sages-femmes, entièrement dédiée à la « nature » biologique et aux « dispositions naturelles » des femmes. D’autant plus que le périmètre d’exercice concerne exclusivement leur santé et sa promotion.
Car, dès qu’il s’agit de maladie ou de pathologie, pour la maternité des femmes, c’est une autre affaire. On met le prix pour toutes les interventions diagnostiques, les actes, et tous les traitements sous forme d’experts. Professions plus que valorisées, étrangères au transfert de « qualités naturelles » dans le métier, et généralement fort genrées, notamment à l’hôpital qui rassemble leurs services et concentre presque toutes les naissances.
L’enquête nationale du conseil national de l’ordre des sages-femmes de juillet 20208, avec un retour de 45 % des professionnelles en exercice, est plus qu’édifiante à ce sujet. Elle témoigne de l’ampleur des souffrances dans l’activité des sages-femmes auprès des femmes elles-mêmes. Plus de 55% ont envisagé quitter le métier. 55% des sages-femmes hospitalières estiment ne pas avoir le temps de prodiguer des soins de qualité alors que 67% jugent que les effectifs sont insuffisants en maternité. 96% des sages-femmes pensent que leur métier n’est pas valorisé et 76 % que leurs compétences ne sont pas connues du grand public. 73% jugent leurs rémunérations insuffisantes alors que les revenus moyens des sages-femmes libérales, en 2018, sont parmi les plus bas au sein des professionnels de santé libéraux. Ils sont, en effet, loin derrière ceux du masseur kinésithérapeute, inférieurs de presque 40 % à ceux d’une infirmière, quand le médecin généraliste gagne 3,2 fois plus et le gynécologue obstétricien 3,5 fois plus. Ce tableau s’assombrit encore avec, toute activité confondue, 30 à 40 % des sages-femmes, qui souffrent de burn out, soit du syndrome d épuisement professionnel.
Si bien que la pétition une femme-une sage-femme9, qui réclame pour chaque naissance la disponibilité d’une seule et unique sage-femme, rejoint celle de l’économiste féministe Séverine Lemière10, membre du Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes, adressée au ministre de l'Économie pour revaloriser les métiers féminisés ; et pas seulement pour avoir recueilli près de 70 000 signatures chacune. Mais, afin qu’il soit donné aux femmes la reconnaissance qu’elles méritent à travers le soutien global et continu de leur travail de maternité. Et que, dans la pleine reconnaissance symbolique et financière, grâce à une véritable autonomie professionnelle, les sages-femmes puissent la leur procurer.
Dans sa Charte des droits fondamentaux des femmes et des sages-femmes l’International Confederation of Midwives (ICM)11, qui rassemble 124 pays, et qui travaille étroitement avec l’Organisation des Nations Unies (ONU) et l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), déclare notamment que : « les sages-femmes et les femmes ont le droit à un système de réglementation qui garantira des effectifs de sages-femmes sûrs, compétents et autonomes pour les femmes et leurs bébés ». Ce, afin de pouvoir répondre « à leurs besoins ». Mais aussi que « Les femmes et les sages-femmes ont le droit d'être respectées par les gouvernements et les institutions gouvernementales pour la santé et l'éducation » et que, de ce fait, « La profession de sage-femme a le droit d'être reconnue en tant que profession séparée et distincte ».
Tel est le prix de la santé des femmes, de celle des sages-femmes et de leur reconnaissance.
Article relu par Christine Morin, sage-femme enseignante, membre de l'association professionnelle de sages-femmes (APSF) et du research standing committee de l'ICM et par Emmanuelle Lemaire, sage-femme, Europe Écologie les Verts, commission santé.
Références
1 Disponible : https://8maars.be/on-sarrete-toutes-on-arrete-tout-on-sarrete-partout/
2Conseil national de l’Ordre des sages-femmes, estimation 2017. Disponible : http://www.ordre-sages-femmes.fr/etre-sage-femme/donnees-demographiques-de-la-profession/
3 Direction de l’Animation de la Recherche, des Études et des Statistiques– n°234, juillet 2019 – Ségrégation professionnelle entre les femmes et les hommes : quels liens avec le temps partiel ?
4 Bourdieu, Pierre ([1998]-2002]. La domination masculine. Paris, Seuil, coll. Points.
5 Héritier, Françoise (1991). « La valence différentielle des sexes au fondement de la société ? ». Journal des anthropologues, (45), 67-78
6 Télérama (3), n°2534 du 05/08/1998. Pierre Bourdieu : Le corset invisible, entretien avec Catherine Portevin.
7 Institut national des études statistiques et économiques (INSEE), n°1023. Delpine Roy. Le travail domestique : 60 milliard d’heures en 2010. Division Redistribution et politiques sociales.
8 Disponible : http://www.ordre-sages-femmes.fr/wp-content/uploads/2020/07/CONTRIBUTION-VF-CNOSF-20-propositions-pour-la-sant%C3%A9-des-femmes.pdf
9 Disponible : http://chng.it/2hnqyCtbL8
10 Disponible : http://chng.it/bvsZq8KgX6
11 Disponible : https://www.internationalmidwives.org/assets/files/general-files/2019/02/cd2008_002-v2014-fre-chartre-des-droits-fondamentaux-2.pdf