En 2018, une recherche américaine, Arrive1 tente de montrer que le déclenchement artificiel de l’accouchement des femmes en bonne santé, enceintes de leur premier enfant, à 39 semaines d’aménorrhée, donne de meilleurs résultats en termes de morbi-mortalité que le travail spontané. Déclencher, c'est ici raccourcir systématiquement la grossesse par une intervention prétendue profitable aux femmes primipares et à leur bébé ; c'est à dire la majorité d’entre elles, puisqu’elles accouchent le plus souvent au-delà de ce terme. Arrive n’a pourtant pas montré une baisse significative de la mortalité des nouveau-nés, comme espéré, n'affichant que celle, statistique, de moins 4 % de césariennes.
Dans le monde obstétrical, cette recherche a suscité bien des réserves. Mais aussi l’engouement de certains pour vérifier le bien fondé d’un dispositif censé réduire le taux de césarienne puisque l’organisation mondiale de la santé2 exhorte à limiter « l’épidémie de césarienne » internationale à cause de ses effets néfastes pour la santé de la mère et de l’enfant. Pour autant avec la recherche French Arrive, la France est le seul pays à avoir repris le même essai « randomisé », comparant un groupe de femmes déclenchées artificiellement à un groupe dans l’expectative de l’accouchement. French Arrive 3 est financé à hauteur de 1M 823 000 euros par les pouvoirs publics. Le dispositif satisfait aux critères éthiques exigés dans la recherche interventionnelle sur des personnes, en particulier le consentement libre et éclairé donné par écrit avec la possibilité de le retirer.
Pendant que les experts débattent entre eux du meilleur des mondes pour la maternité des femmes, ces dernières n’ont pourtant pas été consultées. Les femmes n’ont jamais réclamé ou manifesté qu’on les contraigne dans leur corps pour interrompe leur grossesse au 9e mois sous prétexte de leur « bien ». Les femmes éligibles pour la recherche ont, au plus, consenti à participer après avoir été informées. Quand on sait combien l’usage d’informations dans les soins peut être sujet à caution4 et compréhension, la frontière est mince entre consentement et stratégie d’influence, pour toute patiente supposée libre et éclairée.
Car, que savent-elles toutes ces femmes de l'inconnu que représente un accouchement quand elles sont novices, enceintes de leur premier enfant, face à l'expert médical et sur son terrain, l’hôpital ? Face auquel elles n’osent pas remettre en question les interventions qui leur sont proposées5. Alors que les travaux de la sociologue Béatrice Jacques6 montrent combien les femmes sont « préparées » à accepter la médicalisation avec le suivi médical lui-même et la préparation à la naissance.
Ainsi des experts viendraient dire aux femmes où, quand et comment elles devraient accoucher plutôt que selon leur « nature », selon leur sexe biologique, l’évolution de leur grossesse et les conditions psychosomatiques et sociales complexes qui influent non seulement sur le déclenchement du travail de l’accouchement, mais aussi sur la construction de leur maternité et le lien avec le tout petit. Discréditant encore plus au passage, l’alternative donnée par les rares maisons de naissance et proscrivant l’accouchement à domicile, acquis dans des pays voisins. D'autant, que l’accouchement en France a été restreint à l’hôpital par l'idéologie obstétricale du risque « ubiquitaire »7, selon la sociologue Danièle Carricaburu. En sus, c’est par prévention du risque qu’il faudrait décider de son terme et de son déroulement artificiel .
Les femmes savent-elles que les modalités de l’activité fournie pour leur accouchement, avec leur bébé, sont très différentes selon que le travail survienne spontanément ou non ? Ce que l'on commence seulement à comprendre. Que l’ocytocine sécrétée par la mère joue un rôle important pour faciliter l’accouchement et préparer le bébé à s’adapter à la vie extra-utérine8? Et qu'au contraire, l’ocytocine synthétique injectée lors d’un déclenchement interfère avec les processus physiologiques et nuit, entre autres, à la réussite de l’allaitement ?9 Que le travail sera aussi plus long, plus douloureux et qu’il faudra une péridurale à chaque fois ?
Savent-elles qu’à ce terme, leur corps va devoir être « conditionné » ? Qu’il va falloir intervenir de façon répétée et intrusive dans l’intimité de leur corps, dans leur sexe, à la fois pour le manipuler et le stimuler en vue de l’activité attendue ? Savent-elles que tout ce contrôle technologique du travail « dirigé » nécessite la restriction de la mobilité, des mouvements, et qu’il risque de les laisser épuisées pour l’accueil du bébé ?
Le corps des femmes a été depuis longtemps infériorisé, contrôlé et traité en objet par l'institution médicale jusqu’à une désappropriation de l’expérience vécue10. On voit qu'en 2022, rien n’a changé. Sous couvert d’hypothèses pseudo-scientifiques, les experts prônent leur vision masculine de la maternité des femmes, renvoyées à toutes les négativités socialement dites féminines d’une société patriarcale : défaillantes, vulnérables, disqualifiées, passives, soumises et consentantes.
L’hypermédicalisation de l’accouchement, dont ces recherches font la promotion, est une forme ordinaire et contemporaine de domination sur les femmes dont les fonctions physiologiques opérantes pour accoucher sont entravées et recréées artificiellement. Ces différentes formes de contraintes présentent des degrés variables de violences obstétricales qui ne disent pas leur nom. Sans compter la plus insidieuse d’entre elle qui prétend s’inscrire dans la soumission par le « consentement ».
« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » écrivait François Rabelais11 en son temps. Aujourd’hui plus que jamais, il faut cesser de confondre les moyens avec la fin en soi, celle de l’humanité dans la naissance et celle des femmes. Tant le corps des femmes leur appartient. Tout comme le vécu et la réalisation la plus concrète du féminin, la maternité.
Claudine Schalck, sage-femme, psychologue clinicienne, PhD, chercheure associée au CNAM
Raymonde Gagnon, sage-femme, PhD, chercheure au centre de recherche interdisciplinaire sur le développement de l'enfant et de la famille, Université du Québec à Trois Rivières, Canada.
Gérard Da Silva, historien du mouvement social, auteur de "Suzanne Buisson, socialiste, féministe, résistante", Paris L'Harmattan, 2018., 225 p.
Références :
1. Grobman W. A. et al. (2018). Labor Induction versus Expectant Management in Low-Risk Nulliparous Women. N Engl J Med. 379:513-523. Disponible :https://doi.org/10.1056/NEJMoa1800566
2 .Organisation mondiale de la santé (OMS (2015). Déclaration sur le taux de césarienne. Disponible : https://www.who.int/reproductivehealth/publications/maternal_perinatal_health/cs-statement/fr/
3. Contexte et résumé sur le site international de référencement des bonnes pratiques des essais cliniques . Disponible: https://ichgcp.net/fr/clinical-trials-registry/NCT04799912
4.Fainzang S. (2006). La relation médecins-malades : information et mensonge. Paris, PUF.
5.Gagnon, R. (2017). La grossesse et l'accouchement à l'ère de la biotechnologie: l'expérience de femmes au Québec. https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/handle/1866/19996
Gagnon, R. et Champagne-Poirier, O. (2021). Giving Birth to Another Child: Women’s Perceptions of Their Childbirth Experiences in Quebec. Qualitative Health Research, 31-5, 955-966.
6. Jacques, B. (2007). Sociologie de l'accouchement, Paris PUF.
7. Carricaburu D. (2007). De l'incertitude de la naissance au risque obstétrical : les enjeux d'une définition, Sociologie et sociétés, 39-1, 123-144
8.Uvnas-Moberg, K. (2015). Oxytocin: The biological guide to motherhood. Hale.
Olza, I., Uvnas-Moberg, K., Ekström-Bergström, A., Leahy-Warren, et al. (2020). Birth as a neuro-psycho-social event: An integrative model of maternal experiences and their relation to neurohormonal events during. childbirth. PLOS ONE, 15(7), e0230992. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0230992
9. Gu, V., Feeley, N., Gold, I., Hayton, B., Robins, S., Mackinnon, A., Samuel, S., Carter, S. et Zelkowitz, P. (2016). Intrapartum synthetic oxytocin and its effects on maternal well‐being at 2 months postpartum. Birth, 43-1, 28-35. https://doi.org/10.1111/birt.12198
Bell, A. F., White- Traut, R. et Rankin, K. (2013). Fetal exposure to synthetic oxytocin and the relationship with prefeeding cues within one hour postbirth. Early Human Development, 89-3, 137-143. https://doi.org/10.1016/j.earlhumdev.2012.09.017
Olza Fernande, I., Marin Gabriel, M., Malalana Martínez, A., Fernández‐ Cañadas Morillo, A. et al (2012). Newborn feeding behaviour depressed by intrapartum oxytocin: A pilot study. Acta Paediatrica, 101-7, 749-754. https://doi.org/10.1111/j.1651-2227.2012.02668.x
10. St-Amant, Stéphanie (2013). « Déconstruire l'accouchement : épistémologie de la naissance, entre expérience féminine, phénomène biologique et praxis technomédicale » Thèse de sémiologie, Université du Québec à Montréal, Montréal, Canada.
Simonds, W., Rothman, B. K. et Norman, B. M. (2007). Laboring on: Birth in transition in the United States. Routledge.
Beckett, K. (2005). Choosing cesarean: Feminism and the politics of childbirth in the United States. Feminist Theory, 6(3), 251-275
11. Rabelais François (1532). Pantagruel. in Œuvres complètes. Demerson G ed., Le Seuil, Paris 1973, Chapitre VIII, 247-9.