Pour traiter le sujet qui m’a été proposé, j’aurais aimé avoir le temps de vous raconter une histoire, voire des histoires… Comme dans une bonne saga de John Le Carré, j’aurais voulu vous raconter comment la C.I.A. utilisait la B.C.C.I. pour financer des groupes militaires en Amérique du Sud, tout en fermant les yeux sur les pratiques douteuses de blanchiment planétaire mises au point par cette banque. Comme dans un polar d’Ellroy, j’aurais pu aussi vous raconter l’incroyable histoire d’un jeune « trader » en poste à Singapore qui, du haut de ses 27 ans, a mis en faillite (pour ne pas dire a braqué) une vieille dame de la City, la Baring’s, qui était présentée, au XIX siècle, comme la cinquième puissance économique mondiale. Dans un récit d’anticipation à la Orwell, j’aurais pu aussi vous décrire comment l’apocalypse de tout le système bancaire et financier international a été évitée de justesse en 1998 par l’injection massive de liquidités dans le fonds spéculatif L.T.C.M. Sous une forme humoristique et rabelaisienne, j’aurais pu vous conter et vous compter la folie « internet » et son appétit gargantuesque de financement. À la manière d’Alexandre Dumas, j’aurais pu développer sur plusieurs milliers de pages la vengeance du réel et les déconvenues d’Enron, montrant, encore une fois, que « vingt ans après », les marchés n’ont toujours pas de mémoire de la crise précédente. Hélas, je ne suis pas non plus Émile Zola décrivant « l’Argent » facile et la banqueroute de la Banque universelle, comme il aurait pu, un siècle plus tard, tenir le journal des grandes heures de la crise bancaire française des années 90 du Crédit Lyonnais en passant par Pallas Stern...
Mais, je ne peux décemment pas vous raconter des histoires lorsque je lis le titre de mon sujet « Les apports des nouvelles règles spécifiques sur les faillites des établissements de crédit ». Il est beaucoup trop sérieux… Et pourtant, ce sujet contient en germe un paradoxe, source de plus d’une inspiration romanesque. Peut-on parler de « faillite » en ce qui concerne les procédures d’insolvabilité d’un établissement de crédit ? Si l’on en croit le droit européen et notamment la directive du 4 avril 2001 relative à l’assainissement et à la liquidation d’un établissement de crédit (que nous baptiserons « Dalec »), le mot de « faillite » est aussi impropre que celui de « procédure d’insolvabilité ».
En effet, en présence d’un établissement de crédit, nous devons parler de « mesures d’assainissement » ou de « liquidation ». Autrement dit l’intervention du juge dans une « procédure » n’est pas forcément nécessaire. Ainsi, nous verrons que derrière des mots tels que « mesures d’assainissement », la réalité est bel et bien un retour de la « faillite », c’est-à-dire une procédure collective de paiement destinée à satisfaire autant que faire se peut les créanciers et à organiser le paiement sous le contrôle d’une autorité impartiale qui doit assurer la protection des consommateurs. Mais ce n’est pas le seul paradoxe auquel nous serons confrontés dans l’étude de cette matière.
Le premier paradoxe est d’ordre économique. Nous sommes passés d’une économie réelle, dans laquelle les biens industriels étaient principalement financés par le recours à des prêts, à une économie virtuelle qui gère des produits à terme et dérive vers toujours plus de données immatérielles. N’oublions jamais que les produits dérivés sont nés pour faire face à l’aléa, aux risques liés au prix d’une denrée, d’une matière première à terme. Mais, c’est là le paradoxe, les produits dérivés deviennent eux-mêmes l’objet de spéculation.
Le danger réside alors dans l’amplification de l’effet spéculatif par l’effet de levier. Nous retrouvons ici L.T.C.M. qui, avec 2 milliards de dollars de fonds propres, a pu emprunter plus de 100 milliards de dollars auprès d’établissements de crédit afin de prendre des positions sur les marchés dérivés en cumulant plus de 1.000 milliards de dollars d’engagements... Avec cet exemple, on comprend mieux ce que l’on appelle un risque systémique, qui représente la hantise de toutes les banques centrales, en raison de son effet dévastateur pour l’ensemble du système. On touche aussi du doigt les contraintes inhérentes à cette activité complexe, en évolution constante, par définition internationale. Retenons d’ores et déjà que le droit des faillites bancaires va tout mettre en œuvre pour isoler l’établissement de crédit défaillant et limiter les effets de contagions.
Le second paradoxe est d’ordre politique. Les marchés financiers jouent, depuis une vingtaine d’années, un rôle déterminant dans la vie économique, sociale et politique de tous les pays. L’exemple des retraites par capitalisation est ici particulièrement illustratif : les enfants du baby boom ont contribué depuis le début des années 80 à l’explosion des cours de bourse dans la perspective de se constituer une retraite en raison de l’absence (ou de la faiblesse) d’organismes de répartition. Les exigences des fonds de pension se répercutent dans les entreprises, influencent les choix des politiques et transforment même le droit (cf. la notion de « gouvernement d’entreprise ». À l’opposé des années 60, c’est à présent l’économie qui dicte sa loi au politique.
[addendum 2008 : sous réserve de l’adoption du plan PAULSSON. NB : l’article de Thomas PIKETTY (Libération 29 septembre 2008) qui rappelle que du New Deal jusqu’à l’arrivée de Ronald Reagan, le taux d’imposition aux USA pour les plus hauts revenus était de l’ordre de … 70 %. Il s’agissait d’une décision politique].
Retenons que se pose avec une certaine acuité la question de la souveraineté des États face aux marchés financiers et leur légitimité. Quoi qu’il en soit, nous découvrirons avec l’étonnement propre au juriste français soucieux de hiérarchie des normes, que le législateur moderne, tant français qu’européen, considère que, pour un contrat sur des instruments financiers, l’accord des parties doit primer le droit des procédures collectives, droit de direction économique s’il en est un.
La dernière série de paradoxes résulte de la rencontre des deux premiers et concerne le droit.
— Au cours des années 80, nous avons vécu une déréglementation qui a permis le développement de la « financiarisation » de l’économie; les banques ont subi et résisté ; celles qui n’y sont pas arrivées sont mortes, faute d’avoir réussi à s’adosser ou s’adapter. Mais, aujourd’hui, nous assistons à un phénomène de re-réglementation, voire de sur-réglementation justifié apparemment pour renforcer la confiance des investisseurs et assurer la sécurité financière (la loi américaine Sarbannes-Oaxley du 30 juillet 2002 en est l’illustration presque caricaturale. Les marchés financiers acceptent et semblent même revendiquer cette ré-glementation qu’ils avaient pourtant contribué à détruire au nom de l’autorégulation. Et c’est ici que l’on retrouve la fin de la « croyance euphorique et partagée dans l’autorégulation du capitalisme financier », héritage ironique de l’affaire Enron. Nous verrons que le législateur abandonne bien volontiers au contrat le soin de traiter des conséquences de la défaillance d’une contrepartie, pour mieux renforcer les pouvoirs et les prérogatives des autorités de régulation.
— Par ailleurs et ce sera notre second paradoxe juridique, le règlement insolvabilité exclut de son champ d’application les établissements de crédit, les compagnies d’assurance, les Organismes de placement collectifs (O.P.C.) et les entreprises d’investissement (article 1-2 du règlement) et consacre, pour reprendre l’expression du Professeur Menjucq, une « procédure principale de portée universelle » (12) tout en unifiant des règlements de compétence législative. En matière de « faillite » bancaire, la Dalec va plus loin en consacrant une véritable procédure unitaire et universelle (13). C’est d’ailleurs l’une de ses marques de fabrique les plus importantes, l’apport le plus significatif.
Pourtant, c’est ici que réside un dernier paradoxe. En distinguant la procédure d’insolvabilité de droit commun, des mesures d’assainissement ou de liquidation d’un établissement de crédit, on met un terme à un principe sous-jacent des procédures collectives. En effet, jusqu’à la fin du XXe siècle, quelle que soit son activité (industrielle, commerciale, réglementée ou non), la faillite du commerçant était régie par une loi uniforme. Pour comprendre comment l’on a pu arriver à cette singularité d’une procédure collective adaptée à une activité économique donnée, il convient de présenter sommairement le cadre réglementaire des établissements de crédit.
Comme cela n’est pas le cœur de notre sujet, retenons simplement trois idées forces qui permettront de mieux comprendre la portée de la Dalec :
—1re idée : un agrément est nécessaire pour exercer l’ac-tivité bancaire (14). Cet agrément est délivré par une autorité de l’État membre d’origine qui contrôle l’établissement de crédit dans le cadre d’une surveillance sur une base consolidée, à charge pour elle de coopérer avec les autorités des États membres d’accueil. C’est ici que réside le fondement d’une procédure collective réellement unitaire et universelle propre à la Dalec.
—2e idée : la prévention de la défaillance d’un établissement de crédit et plus généralement la prévention du risque systémique constituent la politique commune des différentes autorités de régulation. Dans le cadre de cette prévention, l’Union européenne a mis en place un mécanisme de garantie des dépôts et des titres et un mécanisme rendant définitifs les règlements par compensation des ordres de transferts introduits dans un « système » au sens de cette directive 98/26/C.E. du 19 mai 1998 (15). C’est la technique du sanctuaire.
—3e idée : en 1998, la Commission européenne a adopté un Plan d’action pour un marché financier unique (que nous baptiserons le « Plan d’action ») proposant des priorités indicatives et un calendrier de mesures spécifiques. Dans le cadre de ce Plan d’action, l’on retrouve non seulement le renforcement des mesures prudentielles, mais aussi l’adoption de la Dalec et de directives postérieures venant encore préciser certains aspects importants, comme la directive 2002/47/C.E. du 6 juin 2002 concernant les contrats de garantie financière.
On le voit, la Dalec s’inscrit dans la définition d’un espace financier européen harmonisé, situation rare que l’on ne retrouve pas dans d’autres activités économiques et notamment industrielles.
Ainsi, après avoir détaillé les conditions d’existence, de fonctionnement et de contrôle d’un établissement, ainsi que les conséquences d’une défaillance sur certaines catégories de clients ou sur certains contrats, la Commission se devait de prévoir et d’organiser la mort éventuelle d’un établissement de crédit.
Pour cela, après de nombreuses négociations avec le Parlement, elle a opté pour une directive qui présente des principes directeurs clairs. Avant d’étudier le domaine de la Dalec, observons que les techniques mises en place en cas de défaillance d’un établissement de crédit sont en grande partie semblables à celles contenues dans une autre directive sectorielle, la Dalea, directive concernant l’assainissement et la liquidation d’une entreprise d’assurance. Cette proximité est telle que les deux directives adoptées en même temps, au printemps 2001 partagent également de nombreuses définitions. Dès lors, on peut s’interroger sur la maturation d’un « droit européen des faillites bancaires et financières ».
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La DALEC se veut une réponse coordonnée de l’Union européenne face à un risque systémique.
Elle s’organise autour de deux techniques de traitement : l’assainissement (II) ou la liquidation (III). Avant d’étudier chacune de ces techniques, il convient d’en présenter les règles communes (I). Nous pouvons d’ores et déjà considérer que si la Dalec propose des solutions de conflits de lois et de conflits de juridictions, elle n’instaure pas pour autant un droit matériel de la « faillite bancaire européenne ».
I. Mesures communes
Publicité – La DALEC organise la publicité de la technique de traitement en prévoyant une publication au JOCE. Ainsi la désignation d’un administrateur provisoire ou d’un liquidateur est rendue opposable à l’égard de tous dans l’UE par cette simple publicité.
Traitement des conflits de lois – Rien de bien innovant mais une clarification des règles applicables dans tous les Etats membres. En matière de contrat de travail, c’est la lex contractus qui prévaut. En matière immobilière, de droit réel ou sûretés réelles, on retrouve la lex rei sitae. La clause de réserve de propriété (hors marchés financiers) n’est pas affectée par l’ouverture d’une procédure d’assainissement ou de liquidation. Les effets de la procédure sur une instance en cours, concernant un bien ou un droit dont le débiteur est dessaisi, sont régis exclusivement par la loi de l’État membre dans lequel cette instance est en cours.
Pour les activités proprement financières (netting, repo, transactions effectuées, etc.) la DALEC prévoit l’application de la lex contractus. En ce qui concerne les garanties financières et le caractère définitif du règlement dans les systèmes de paiement et de livraison, la DALEC renvoie aux directives 2002/47 et 98/26/CE.
Première innovation importante : affirmation du caractère universel et unitaire de la technique de traitement – Le traitement des difficultés d’un établissement de crédit et de ses succursales est du ressort des autorités de contrôle du pays d’origine. Cela se traduit notamment par les pouvoirs conférés aux administrateurs et aux liquidateurs qui se voient reconnaître dans toute l’UE « tous les pouvoirs qu’ils sont habilités à exercer sur le territoire du pays membre d’origine » et par l’effet erga omnes des mesures prises.
Deuxième innovation : obligation d’information et de coopération entre les autorités de contrôle : la DALEC n’est pas très précise sur les conséquences juridiques de tels échanges. Mais le seul de les organiser permet de simplifier les relations. Ainsi, dans le dossier DEXIA, il est probable que les autorités françaises et belges ont échangés des informations pour mieux valider la sortie de crise.
II. Assainissement
La DALEC définit les mesures d’assainissement comme des mesures «destinées à préserver ou à rétablir la situation financière d’un établissement de crédit (...) et susceptibles d’affecter les droits préexistants de tiers, y compris les mesures qui comportent la possibilité d’une suspension des paiements, d’une suspension des mesures d’exécution ou d’une réduction des créances ». On peut difficilement faire plus large et plus vague et on cherchera vainement où est la véritable harmonisation. Ainsi, en droit français, l’intervention du Fonds de garantie des dépôts à titre préventif s’intègre dans cette définition ; de même que l’éventuel et hypothétique recours à une procédure de sauvegarde (Loi du 25 juillet 2005).
Mais toute restructuration d’un établissement n’est pas nécessairement une mesure d’assainissement. En effet, l’assainissement suppose l’intervention d’un administrateur qui se substitue aux organes normaux de « gouvernance », ce qui traduit une suspicion de la part des autorités de tutelles.
Mais, en présence d’une mesure d’assainissement, l’établissement peut espérer ce redresser, surtout si ses actionnaires acceptent d’en payer les prix.
III. Liquidation
Pour la DALEC, la liquidation se définit comme « les procédures collectives ouvertes et contrôlées par les autorités administratives ou judiciaires d’un État membre dans le but de la réalisation des biens sous la surveillance de ces autorités, y compris lorsque cette procédure est clôturée par un concordat ou une autre mesure analogue ». Notons que la Dalec vise aussi bien les autorités administratives ou judiciaires. La directive laisse à chaque État membre le soin de préciser les relations entre ses autorités, sans prévoir de hiérarchie entre elles.
En présence d’une liquidation, on constate la cessation des paiements de l’établissement de crédit, la véritable faillite d’une entreprise vouée à être dépecée dans le but de payer ses nombreux créanciers.
On notera que le droit européen des faillites bancaires ne prévoit pas de mesures infamantes comme la banco rota (banqueroute) qui consistait à casser le banc du faillis qui n’honorait pas ses dettes au temps des foires du Moyen-âge. D’aucun s’offusque de voir même les dirigeants à l’origine de la faillite réclamer (et obtenir comme ce fut le cas pour le patron de Washington Mutual) des « golden parachutes ». Mais, là on aborde un autre sujet pour lequel le droit est dans l’attente des décisions morales et d’un peu de justice.
Christophe Lèguevaques, docteur en droit est associé au cabinet cLé réseau d’avocats (Paris Toulouse Marseille). Il a publié un ouvrage de référence en 2002 chez Economica sur le « droit des défaillances bancaires ».