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Billet de blog 10 avril 2025

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Le préjudice d’anxiété existe, je l’ai rencontré !

Dans sa chronique publiée par Le Point le 21 mars 2025, le climatosceptique Jean de Kervasdoué ironise sur l'avancée considérable obtenue devant la Cour administrative d'appel qui a retenu l'existence d'un préjudice moral d'anxiété. Comme Le Point a refusé de publier ma réponse, je la partage avec Mediapart.

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Illustration 1

La chronique de Jean de Kersvadoué[1] consacrée au Chlordécone et au préjudice d’anxiété m’a sidéré. Douter du bien-fondé d’une décision de Justice est osé, voire dangereux ; ironiser sur l’inquiétude des populations antillaises quant à leur santé est terrifiant !

Il prétend tordre le cou au préjudice d’anxiété. Mais quelle est sa crainte ? Que toutes les externalités négatives pour l’être humain délestées dans les biens communs par les industriels soient remises en cause. ? Mais nous l’appelons tous de nos vœux !

En ma qualité d’avocat des victimes du chlordécone à l’origine de la décision de la cour administrative d’appel de Paris, je souhaiterais apporter quelques éléments de réflexion en réponse. A l’en croire, cette jurisprudence « attise l’angoisse » en se prévalant du « préjudice d’anxiété ». Joli paradoxe aussi absurde que celui qui consisterait à accuser le thermomètre d’être à l’origine d’une infection.

Un tableau clinique accablant

Commençons par présenter le criminel. Le chlordécone n’est pas seulement « dangereux » ou « nocif ». Il est mortel. Il s’agit d’un pesticide organochloré qui n’existe pas à l’état naturel, mis au point aux USA dans les années 1950. Dès l’origine, l’industriel a constaté ses effets cancérigènes sur la souris et les rats.

Cela a été confirmé pour les êtres humains en 1979 par le CIRC. Son efficacité contre le charançon de la banane (aux Antilles et en Afrique) ou le doryphore de la pomme de terre (pays de l’ancienne Europe de l’Est) constitue un argument de vente puissant, d’autant plus qu’il est simple à utiliser : une poignée de poudre blanche sous les plants de bananes et la protection dure six mois.

Outre son caractère cancérigène certain (et pas que pour la prostate), la forme de la molécule (une cage de dix atomes de chlore) le rend quasiment indestructible. Plusieurs études avancent que la pollution de l’eau et des terres pourrait s’étendre jusqu’à sept siècles.

Monsieur de Kervasdoué nous donne un cours de toxicologie en expliquant d’une part que la valeur toxicologique de référence (VTR) a été fixée à 0,4 µg par litre de plasma. Ce seuil est fixé en fonction de capacités d’analyse des laboratoires. Mais, il omet de préciser qu’avant 2015, les valeurs applicables pour le suivi environnemental de la qualité des eaux, pour le chlordécone, étaient de 0,1 μg/litre pour les eaux douces de surface, côtières et de transition.

Comme 0,1 μg/litre cela ne parle pas, il suffit d’imaginer qu’un gramme de chlordécone contamine une piscine de 1 m de haut sur 1 m de large et 10 km de longueur ! Et si la norme est passée de 0,1 à °0,5 µg/l, c’est parce que l’Etat était incapable d’assurer que l’eau potable respectait la norme initiale. Car – oubli majeur – l’eau du robinet contient toujours du chlordécone. Dès lors, la demi-vie invoquée par ce chroniqueur pour démontrer un prétendu caractère « réversible » est faussée car impossible à atteindre.

Pire, oubliant que les perturbateurs endocriniens ne respectent pas le principe de Paracelse selon lequel c’est la dose qui fait le poison, le chlordécone peut entrainer des conséquences d’autant plus décalées dans le temps, qu’il peut être indétectable. En effet, il ne reste pas dans le sang mais vient se stocker dans les parties molles comme le foie car, comme les autres organochlorés, il présente un caractère de bioaccumulation et de bioamplification (l'augmentation cumulative, à mesure qu'on progresse dans la chaîne alimentaire).  

Il est donc possible d’avoir une chlordéconémie [taux de chlordécone dans le sang] faible mais être « chargé » durablement au-delà des normes. Qui dit perturbateur endocrinien dit chamboulement hormonal et notamment thyroïdien. De là, découlent les problèmes aux développements physiques et intellectuels des enfants (constatés par les études et dénoncés par les enseignants). De même, cela contribue à la croissance des cas d’obésité ou des troubles neurologiques.

Enfin, le chlordécone est doté d’effets épigénétique, comme le distilbène. Comme il altère l’ADN, il peut avoir des effets sur les générations futures, même si elles n’ont pas été contaminées directement. Il suffit que les parents (ou grands-parents) aient consommé des produits contaminés pour pouvoir être affecté .

A la lecture de ce tableau clinique, il est aisé de comprendre pourquoi les populations antillaises sont inquiètes pour leur santé et pour leur avenir. A cela s’ajoutent les discours contradictoires des autorités qui ont nié les faits, dissimulé la réalité, puis mis en œuvre des informations inquiétantes en interdisant la consommation de poissons, de légumes racines, d’œufs ou de viandes locales. Par leurs mensonges et leur double langage, les autorités entretiennent le doute et donc l’inquiétude sur l’avenir des Iles.

Comparaison n'est pas raison

Illustration 2
www.myleo.legal

Par ailleurs, la mauvaise foi de M. de Kervasdoué se retrouve lorsqu’il tente des comparaisons oiseuses pour nier l’existence d’un quelconque préjudice d’anxiété.

Par exemple avec le tabac. Il oublie de dire que 89 % du prix d’un paquet de cigarettes correspond à des taxes diverses dont 98,75 % est affecté aux organismes de sécurité sociale. Autrement dit en s’adonnant à son vice, le fumeur cotise pour renflouer les caisses de la sécu lorsqu’il sera malade. Pour le chlordécone, ni les fabricants du pesticide, ni les utilisateurs n’ont cotisé à la moindre caisse d’indemnisation des victimes.

Quant à la comparaison avec le rugby, elle est indécente. M. de Kervasdoué avait la liberté de choix de participer ou non à ce jeu de gentlemen. L’anxiété prétendument ressentie au moment de la mêlée devait être un pur plaisir car il devait être plus malin ou plus véloce que les troisièmes lignes le chargeant. Rien de tel dans le dossier Chlordécone. Les populations, prisonnières de leur situation géographique, n’ont le choix que de consommer des produits contaminés ou d’acheter bien plus cher qu’ailleurs leur nourriture : elles sont dans tous les cas piégées ! 

Dès lors, un autre scandale se profile à l’horizon : si le chlordécone est un criminel, à qui profite l’argent du crime ?

[1]              https://www.lepoint.fr/debats/prejudice-d-anxiete-quand-la-justice-attise-encore-l-angoisse-sur-le-chlordecone-21-03-2025-2585315_2.php#11

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