C’est aussi de cette façon qu’il a transformé le média d’informations ITélé en organe de diffusion de ses opinions, rebaptisé CNEWS. Face à ce risque, les salariés ne sont pas démunis. Il existe des solutions juridiques leur permettant de se mobiliser. Avec l’aide de leurs lecteurs.

Lors de l’élection présidentielle de 2022, avec l’aide active de CNews et de Cyril Hanouna sur C8, Vincent Bolloré a réussi à gonfler l’ectoplasme Eric Zemmour. Un an après, il récidive en offrant le JDD à l’ancien patron de Valeurs actuelles, Geoffroy Lejeune, « plume et épée de l’extrême-droite ». La rédaction s’est immédiatement mise en grève et des voix se sont élevées contre cette manipulation, qui risque de transformer un journal influent en média d’influence pour Eric Zemmour, Marion Maréchal ou Marine Le Pen en 2027. Avec un risque majeur pour nos valeurs et notre débat démocratiques.
En activant, comme sur CNews ou sur C8, les mâchoires d’un piège à deux détentes pour la politique française, combinant divertissement et désinformation. Une technique éprouvée ailleurs. En Russie, par exemple, comme l’a brillamment démontré l’écrivain Giuliano da Empoli dans ses ouvrages « Les ingénieurs du chaos » et « Le Mage du Kremlin ».
Un administrateur judiciaire provisoire ?
Pour protéger l’intérêt social et sauvegarder la raison d’être du journal, les salariés disposent pourtant d’une arme efficace, qu’ils peuvent activer à tout moment. Celle de la loi. Face à ce qui est en train de se produire, il est, en effet, possible aux salariés de solliciter le Président du Tribunal de commerce de Paris, en vue d’obtenir la désignation d’un administrateur judiciaire provisoire. Constatant la défaillance du management, cet administrateur pourrait suspendre la prise de contrôle visant à installer Geoffroy Lejeune.
Pendant toute la durée de sa mission, il imposerait ses décisions à la direction du groupe Bolloré, dont il protégerait les salariés de toute mesure de rétorsion, en préparant des solutions alternatives, qui pourraient aller de la reprise dans le cadre d’une coopérative à l’arrivée d’un « chevalier blanc », capable d’assurer l’indépendance éditoriale de ce titre majeur pour notre vie démocratique.
Comme le rappelait récemment dans « La Vie des Idées » le spécialiste des médias Nikos Smyrnaios : « L’exercice de la citoyenneté est tributaire de l’économie politique des médias. (…) À ce titre, la concentration médiatique constitue une menace pour la démocratie. »
Si le pouvoir politique n’a pas le courage ou les moyens de s’opposer à la concentration horizontale inédite opérée par le groupe Bolloré, l’autorité judiciaire peut prendre le relais, et jouer un rôle de protectrice des libertés publiques.
Pour cela, le juge, saisi par les salariés, peut recourir à de récentes dispositions législatives.
Depuis la loi Pacte, en effet, la raison d'être et l’intérêt social d’une entreprise, « en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité », doivent prévaloir sur l’intérêt personnel des actionnaires, fussent-ils majoritaires.
Quelle est la raison d’être d’une entreprise de presse ?
C’est d’autant plus vrai, en l’espèce, que « les enjeux sociaux et environnementaux » d’une entreprise de presse sont intimement liés à son histoire, et à son rôle dans le débat public. Car, faut-il le rappeler, la presse n’est pas une activité économique comme une autre. Régie par la Loi Léotard du 1er août 1986, l’entreprise de presse doit respecter certaines dispositions visant à éviter l’influence de pays étrangers ou la concentration, directe ou indirecte, entre les mêmes mains. Cette loi visait à trouver une solution à l’appétit insatiable du magnat Robert Hersant, surnommé le « Papivore ».
La raison d’être du JDD est défini par les journalistes eux-mêmes, quand ils rappellent que : « Geoffroy Lejeune, ancien directeur de la rédaction de l’hebdomadaire d’extrême-droite « Valeurs actuelles », exprime des idées à l’opposé des valeurs que porte « Le JDD depuis soixante-quinze ans. ». On peut, aussi, rappeler combien Geoffroy Lejeune colporte de « vérités alternatives », en contradiction avec la mission première d’un journaliste qui est d’informer. Un actionnaire tout puissant peut-il effacer 75 ans de l’histoire d’un journal, remettre en cause sa raison d’être, et procéder à une négation du débat démocratique pour privilégier sa pensée – en l’occurrence une pensée unique et réactionnaire ?
A cela s’ajoute le repositionnement du JDD à l’extrême-droite, qui peut mettre en péril sa survie économique : défiance de certains annonceurs, fuite des lecteurs, dépérissement de l’audience, etc. - à l’image de ce que subit un autre zombie issu du groupe Lagardère, Europe 1. C’est, donc, bel et bien l’intérêt social du JDD qui est en jeu.
Bien sûr, cette opération ne sera réalisable que si les citoyens apportent un soutien sans faille à une rédaction soumise au vent mauvais d’un « grand retournement ».
Peut-être le temps est-il venu de signifier à tous les Bolloré que l’époque des « maîtres de forges » est révolue. Et qu’il n’est pas question de revenir sur l’héritage du Conseil national de la Résistance, qui proclamait déjà en 1944 que l’établissement de la démocratie la plus large possible passe par « la liberté de la presse, son honneur et son indépendance à l’égard de l’État, des puissances d’argent et des influences étrangères ».