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La conception commune de l’individualisme est l’attitude d’un être à privilégier ses intérêts par rapport à ceux du groupe auquel il appartient. L’individu se trouve au centre de ses propres préoccupations, à leur origine et à leur visée. Le suffixe « isme » semble ainsi enfler son ego, comme peuvent l’être métaphoriquement — heureusement pour ses chaussettes et bonnets — ses chevilles ou sa tête.
Est-ce là la seule vision envisageable ? N’y a-t-il vraiment rien à déceler dans le flou en dehors du cercle net de cette loupe de socio-entomologue placé sur un sujet isolé ?
Le racisme désigne le fait de considérer sa race — terme en soi discutable dans son usage courant, bien que ma physiologie de grande asperge blême présente des différences manifestes avec celle d’un papou — comme supérieure à d’autres.
Le sexisme désigne le fait de considérer son genre comme supérieur à d’autres.
Le spécisme désigne le fait de considérer notre espèce — qui, rappelons-le au passage, ne vole pas seule, tient difficilement plus de trois minutes sous l’eau et n’est guère capable de soulever plus que son poids — comme supérieure à d’autres.
Chaque fois, pour des raisons propres à la personne concernée — qui se révèlent souvent sales et déraisonnables pour peu qu’on les soumette à un questionnement lucide et impartial.
Le « isme » désigne ici le rejet de ce qui est différent, le sentiment de domination par rapport à ce qui est autre. Dans cette perspective, l’individualisme ne se réduit pas au constat de faire passer ses intérêts avant ceux du groupe, mais pointe la croyance profonde de valoir mieux que les autres individus, ceci expliquant cela.
Un moyen de mesurer le degré d’individualisme d’un agrégat d’individus à échelle locale — pour peu que la voiture ait roulé jusque-là — est de faire l’expérience de l’auto-stop. En dehors de la voiture, le corps de l’individu est obligé de se confronter à d’autres sans paroi, et dès lors de s’efforcer à respecter un tiers qui, potentiellement, pourrait lui en coller une. Dans sa voiture, il trouve une cage de Faraday où se protéger de l’inaltérable foudre qu’un être inconnu ne manquerait pas de vouloir jeter sur lui. Aubaine pour la science, l’habitacle roulant a des vitres, et l’observateur peut être autant observé.
Il est courant d’entendre parler du racisme anti-noir, du sexisme anti-femme, du spécisme antilope. Moins de l’individualisme anti-pouce levé.
Nous étions hier avec un ami à Pontivy, en Bretagne. À midi, nous déposions sa voiture au garage pour vidange, et convenions d’aller nous remplir a contrario le moteur dans un restaurant. Lâchés sur le parking d’un centre E. Leclerc, nous décidons de rejoindre en stop le centre-ville à un petit kilomètre de là.
Les premières places vides défilent ; les premières places vides ne ralentissent pas. Avant que notre patience ne se trouve égratignée, une voiture s’arrête. Un papi tranquille.
— Il faut qu’on tombe sur mon oncle pour qu’on nous prenne.
Il s’agit bien du tonton de mon ami breton. Problème : il n’a que deux places devant, un grand coffre derrière. Qu’à cela ne tienne, le lien familial encourage non seulement à se montrer généreux, mais même à enfreindre la loi pour cela. Je monte dans le coffre.
— Il a son collier ? demande l’oncle.
— Ouaf ouaf, desapprouvé-je.
J’aime autant être un chien qu’appartenir à cette espèce assez intelligente pour construire des voitures et si peu pour ne pas se faire confiance.
Le trajet est l’occasion pour mon ami et son oncle d’échanger des nouvelles sur la famille. Trois minutes. Nous sommes arrivés. Devant, on hésite à m’abandonner à la SPA. Je dois avoir trop de puces, on me libère.
Un couscous végé enfilé plus tard, nous nous retrouvons sur le bord de la route. Peu probable que l’oncle repasse. Nous levons le pouce par intermittence, tout en avançant. Nous aurions risqué autrement de vite nous lasser du centre-ville.
Nous n’avons pas de bagages. Certes, je tente en ce moment une expérience pileuse qui se concrétise en une saugrenue moustache d’imberbe. Mon ami a une barbe, les cheveux en pétard, mais aucun à la ceinture. Il le prouve en ouvrant large les pans de son manteau troué à l’aisselle droite aux yeux des conducteurs. Le plan vigipirate, on connaît. Même plus besoin de consignes.
Une voiture passe. Oh, la belle bleue. Deux, dix, cinquante. Fiat, Peugeot, Renault, Volkswagen, Citroën. Vieux, jeunes, femmes, hommes, seul(e)s, couples. Et nous, qui souhaitons nous rendre au Leclerc à un kilomètre, sur le trottoir.
Dans leurs vivariums mobiles, nous pouvons observer les différentes réactions de nos cobayes :
- L’ignorance volontaire : regard fixé sur la route, pas un coup d’œil pour nous. Et si nous étions des panneaux, eh ? C’est dangereux de conduire comme ça.
- Le haussement d’épaule : « Désolé les gars, c’est le monde qui veut ça, je ne peux rien pour vous. » Réservoir de générosité à sec, le voyant d’alerte doit être défectueux.
- La bonne excuse : étrangement, les seuls à nous considérer avec cordialité n’ont pas de place. Nous ne leur tendions même pas le pouce. L’absence de banquette arrière semblerait ainsi favoriser la prévenance de l’empathie.
- Le coup de klaxon : « Attention, vous êtes sur le bord de la route ! » Oui, en fait, le pouce, c’est pour dire que... Bon, il est parti.
Et puis... c’est tout. Nous faisons le trajet à pieds en lançant de réguliers « Bonjour » à pleines dents. C’est peut-être une erreur de montrer les canines. L’irritation monte, mais on la laisse nous chatouiller la glotte plutôt que nous contracter les poings. Plutôt que des doigts d’honneur, mon ami opte pour les pouces sur les tempes, paumes ouvertes, on remue les doigts et tire la langue.
— Pfffrt.
Une recette douce pour fustiger l’absurdité. Pas sûr qu’on nous remarque dans les rétroviseurs. De vrais vampires : on ne nous voit pas dans le miroir... parce que, ben, dans le doute, mieux vaut ne pas regarder le miroir.
Mon ami souligne que, si nous leur montrions nos cartes de visite, leur intérêt s’animerait sans doute vivement. Un architecte et un ingénieur, ça fait pas trop mauvaise figure chez les belles-familles. Tous les deux blancs et pas trop dégueulasses. Qu’est-ce que ce serait si nous étions arabes, handicapés, SDF ? Mon ami me raconte avoir pris un jour un auto-stoppeur qui avait enfilé un costard, par grand froid, pour augmenter ses chances d’être pris. Après tout, notre système politique nous prouve que c’est un bonne idée de faire plus confiance à un homme en costard.
Dans quel monde vit-on pour refuser la rencontre ?
C’est à vouloir crever. Mon ami s’allonge sur la route. On se marre. Il se relève bien avant le passage du train. Qui... ralentit, jette un œil, aperçoit nos bouilles rieuses, s’arrête !
Une sympathique jeune fille, seule, dans une voiture qui sent encore le plastique du neuf. On déploie notre gratitude en bons mots joyeux, dans les trente secondes qui nous séparent de notre destination. Elle nous confie prendre habituellement des auto-stoppeurs, mais là, elle allait seulement au Leclerc... Ça tombe bien ! Nous aussi. N’empêche qu’elle ne se serait pas arrêtée si mon ami ne s’était pas couché. La solution ceinture de sécurité est tout de même préférable à celle d’explosifs.
— Vous auriez pu faire la route à pied !
Certes, autant que nous aurions pu la faire sur l’un des cent sièges vacants passés devant nous à cinquante kilomètres à l’heure.
Enfin nous voilà au garage, avec trente minutes de retard sur notre programme. Si bien qu’on se dit que, si l’on croise un auto-stoppeur, on ne s’arrêtera pas pour le prendre. Faudrait pas qu’on perde une minute encore.
Aussi, puisque nous sommes si nombreux ces temps-ci à vouloir construire un monde meilleur, rappelons-nous qu’il commence à portée de main, à son paillasson, à sa voiture, et qu’un sapin parfumé au rétroviseur camoufle les mauvaises odeurs mais ne les éradique pas.