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À Paris-sous-soleil, le 66 mars 2016
On n’a jamais rien vu d’aussi glouton que le libéralisme. Limité d’abord à la sphère économique, il a tôt dévoré celles de la politique, de l’éducation, l’écologie, les médias, la psychologie. Imposé, jamais élu, il a tout de même fini par adopter le prénom « Néo ». Il a mangé les humains, les animaux, la nature. Reste l’infiniment grand : l’espace ; l’infiniment petit et précieux : notre volonté.
Toutefois les signes d’indigestion se font de plus en plus vifs : pillage des ressources naturelles, prémisses d’une crise climatique, extinction d’espèces, uniformisation des cultures, dégradation des conditions de travail, hausse du chômage et des injustices économiques et sociales, perte de confiance en l’étranger comme en son propre avenir... Ce que le néolibéralisme a avalé n’est pas mort, cherche à lui remuer l’estomac jusqu’à se retrouver au-dehors. Mais, de la même manière que le pharmacologue vend des remèdes pour soulager les effets secondaires de ses médicaments, le système actuel invente ses propres recettes anti-vomitives pour continuer sa digestion tranquille.
Le cinéma, les parcs d’attractions, la télé ne suffisent plus. C’est ainsi qu’on voit se proliférer sur le marché des produits, services, techniques destinés à augmenter le bien-être de chacun. Le bonheur à 9,99 €. Quelques euros pour un heureux.
Des casques électroniques aident à se détendre, s’évader, oublier les petites peines qui, lorsqu’elles deviennent quotidiennes, ne sont plus si petites. Pour avoir travaillé dans une entreprise qui développe un bandeau connecté pour améliorer la qualité du sommeil, je peux dire que les propres patrons ne le portaient même pas. Il faut croire que l’argent aide encore mieux à se sentir bien que leur produit.
Des ateliers aussi nombreux qu’il existe de manières d’interagir avec autrui fleurissent un peu partout. Ils visent à aider à retrouver un lien social effiloché par la fatigue de l’emploi et la monotonie des transports. Il faut désormais s’inscrire pour trouver des compagnons souriants. J’entendais l’autre jour à la radio un reportage sur un séminaire de câlins, auquel participait... une psychothérapeute — gênée de le révéler aux poils du micro. Cette même personne qui donnera à ses clients impatients des conseils pour aller mieux, et consignera ses expériences dans un livre à fort potentiel de vente pourvu de se vanter en couverture d’avoir mis au point la recette du bonheur.
J’ai également participé le mois dernier à une séance d’initiation à la méditation. Avant de commencer le cours, la formatrice a demandé à chacun d’exposer les raisons qui l’ont amené ici. Une trentaine de participants, une trentaine de « je ». « Je veux aller mieux », « je voudrais souffrir moins », « j’aimerais travailler plus efficacement »...
À l’origine du néolibéralisme, avant l’ajout du préfixe de nouveauté, se trouve la métaphore de la main invisible d’Adam Smith, qui voudrait que la poursuite de l’intérêt individuel concoure à la satisfaction de l’intérêt commun. Il semblerait pourtant qu’on consente davantage à se laisser malaxer la fesse par cette main mystique qu’à la tendre amicalement vers son voisin.
Les rustines n’ont jamais rendu pneu neuf. On ne sortira pas de la consommation pour s’élever au Bien en usant de biens de consommation. Sommes-nous condamnés alors ? En restant dans les normes établies et absolument pas naturelles, certainement.
Pour arrêter de fumer, on peut se coller des patchs à la nicotine ; ou bien l’on peut se chercher un environnement sans tabac.
Pour faire pousser une plante harmonieuse d’un terreau néfaste, on peut l’arroser de pesticides, et profiter de la floraison un temps bref ; ou bien l’on peut vider le bac et le remplir d’une terre saine.
Allez, je suis en forme, un troisième pour la route : pour profiter d’une peinture dans un cadre moisi, on peut changer régulièrement de tableau ; ou bien l’on peut remplacer le cadre.
Ça demande un peu d’effort, de volonté, d’imagination. N’est-ce pas dans ces moments de pleine vitalité à une fin bénéfique que nous pouvons prétendre croquer une existence heureuse ?
Parmi les manuels de bien-être, bon nombre recommandent la pratique bouddhiste de la méditation et l’exercice de la pleine conscience. D’autres, davantage axés sur la psychologie, insistent sur les bienfaits à cultiver sa capacité innée à s’émerveiller. Des philosophes pointent enfin la satisfaction ressentie à aligner ses actions à ses convictions.
Maintenant, être pleinement conscient, c’est l’être aussi de ces injustices massives qui empêchent tant d’êtres humains de seulement se poser la question du bonheur. S’émerveiller de l’injustice, c’est se révolter. Accorder son attitude à cette amertume, c’est agir à rendre le monde meilleur.
De mon point de vue, il y a là un combustible pour moteur heureux avec des réserves immensément plus vastes que celles des énergies fossiles si vite dilapidées.
Je prône une colère heureuse, une révolte gaie, une exaspération festive. Mieux vaut en rire qu’en pleurer, oui, mieux vaut avancer au son des éclats hilares que stagner au goût des larmes. Tout est question d’attitude : tirer la langue au lieu de lever le majeur, répondre aux coups bas par un bouquet, à la rancœur par un grand cœur, à l’insolence gratuite par l’indolence lucide et à la castagne par les castagnettes. Olé. Soyons cerisier : si l’on nous jette une pierre, offrons un fruit.
Il y a là un domaine où déployer son énergie, son intelligence, sa créativité, son humour, sa joie à la fin utile ultime. « Le bonheur n’est pas le but, c’est le moyen de la vie » a écrit Paul Claudel. Le bonheur est le seul outil digne de rendre nos sociétés plus justes, un outil qui, contrairement à ceux qu’on impose aux mains des ouvriers, ne s’use pas. Au contraire : lorsqu’on le partage, il se dédouble.
Le bouddhisme insiste également sur les vertus de s’immerger entièrement dans le moment présent. J’estime pour ma part que l’on peut sacrifier une partie du maintenant en vue d’un plus grand bonheur plus tard. Rejeter les œillets qui cachent les violences ; s’intercaler sous la matraque pour opposer aux hématomes l’azur du ciel de l’espérant ; sentir la chaleur de ses voisins aux flancs et se rappeler qu’on n’agit pas pour du flan ; grandir ; se réveiller ; vivre.
Mon point de vue sera gratuit.