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Tours, abribus des Peupliers - Jeudi 38 mars 2016, 17h37
Je suis toujours en retard. Ce n’est pas une position évidente à assumer vis-à-vis de celui qui m’attend. Je dois déployer un sourire à m’en claquer les zygomatiques pour me faire pardonner des inconnus. Ceux qui en ont plus l’habitude ont appris à l’accepter, bien souvent malgré eux. Je m’attache à préparer sur la route, en temps et en heure transgressés, une blague apte à briser la tension de ceux dont je sais la crispation de l’attente.
C’est que je ne suis jamais efficace à une chose qu’à l’heure où je dois partir en faire une autre. En cela j’appartiens bien à l’espèce humaine : je cogite dans l’ombre au pied du mur pour le surpasser. J’aime jouer avec le feu de ma trotteuse, oublier son tic-tac une fois qu’elle court au-delà de la limite autorisée. Je ne m’enivre jamais tant que durant ces minutes à créer ou rêvasser alors que l’on m’attend ailleurs.
Je consulte l’heure sur mon téléphone seulement pour savoir quand je la dépasserai. L’avant porte le goût savoureux des prémisses de l’inconvenant. Je ne peux céder à rejoindre mes amis en soirée avant 22 heures. Les heures où ils dînent sont celles où je grandis. Ma digestion fonctionne sur un mode inversé. J’ai déjà formulé l’hypothèse selon laquelle ma mère aurait accouché 2 heures après le pronostic de l’obstétricien, 2 heures que je n’ai depuis réussi à rattraper. La limite de l’argument éclate au grand jour lorsqu’on sait que je n’ai encore jamais raté un avion en dépit d’une dizaine de tentatives. Je suis en retard avec le sommeil chaque soir parce que je refuse qu’il décide à ma place. Les heures à ronflements intempestifs sont celles de mes renflements inventifs.
J’écris ce texte sous un abri de bus tourangeau. J’en attends un qui doit me porter à Paris. Il accusera à mon 3e bip 27 minutes de retard. Bip – Bip - Bip. Et je m’en trouve irrité.
Il me semble pourtant faire preuve de tolérance et d’empathie envers les comportements humains. En tant que retardataire permanent, je ne peux dignement en vouloir à celui qui me fait à mon tour poireauter. J’aurais tendance à m’incliner, même, devant la supériorité de l’adversaire. Pourvu qu’il ait usé de son sursis à s’enrichir tel que j’en ai la chance dans la situation inverse. J’aime mieux voir celui qui me rejoint se pointer en flânant que trottinant dans sa sueur : on construit rarement de la précipitation.
Alors, est-ce parce que j’attends là une machine à roulettes motorisée que je m’irrite ? Un car rodé, n’ayant qu’à suivre pour la centième fois un itinéraire défini, incapable de respecter les délais de son GPS ? Certainement pas. À l’inverse, cette idée me charme. Un tel bus donne au jamais-à-l’heure une opportunité rêvée d’exercer son droit de retard sans s’exposer à l’ire de celui qui patiente au dépose-minute de la gare routière.
Si je me sens irrité, c’est qu’aujourd’hui ma destination m’importe. Et pourtant, elle est mouvante, imprécise, floue, en même temps qu’elle est imminente, concrète, distincte : le changement juste d’une société qui ne l’est pas. Ma destination s’enlace, se hume à pleins poumons, se porte, se caresse à pleines mains, réchauffe les cœurs tiédis et agite les esprits endormis. Et l’idée de manquer des miettes de ses progrès m’est désagréable.
Ce changement s’incarne place de la République, avec la Nuit Debout. L’enthousiasme procuré par ce mouvement me donne l’impression d’être en retard chaque minute que je passe hors de la place, et de ce retard, contrairement à ceux dont j’ai l’expertise, je n’arrive à rien tirer de bon. Syndrome de Stockholm de l’éloigné à qui la douceur du bourreau manque, je me torture en silence. Rien n’égale la liesse d’un collectif qui bâtit son idéal. Depuis 10 jours, je ne dors presque plus, soucieux de goûter chaque bouchée de cette optimiste puissance d’agir qui se distille dans le pays.
J’ai conscience de la lenteur que tout changement implique. Toutefois, tel un père aimant, je désirerais ne rien manquer de son accouchement.
Le bus arrive.
Je ne rêve pas que l’on m’attende. Le mouvement n’a cure d’un individu, il se donne à penser le collectif. J’espère arriver suffisamment tôt pour croquer à satiété la réjouissance de cette société nouvelle qui s’élève doublement : en se formant, vers le haut. J’accepterais d’être en avance à mon propre enterrement pourvu que je ne sois pas en retard pour la révolution.