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Un nombre au moins égal à un de spécialistes [1] s’accordent à penser que nous sommes entrés dans une nouvelle ère géologique : l’Anthropocène. Le préfixe provient du grec « anthrôpos » qui désigne, non une compote, mais l’être humain. « Anthropocène », ça signifie que l’anthropôs gêne. À elle seule, en deux siècles révolus, notre espèce — de ... (insérez ici l’insulte appropriée) — a engendré une perturbation climatique dont les statistiques mesurées ce jour se rapportent à celles des crises écologiques du passé. Les dinosaures ont déjà donné. Qui y passera cette fois ?
La prise de conscience globale semble bien avoir lieu. Seulement elle est plus douloureuse qu’une prise de judo. Il va falloir accepter de se muscler pour trouver la parade, passer à la couleur de ceinture supérieure pour changer celle du ciel. S’il est rassurant de visionner Demain, il serait souhaitable pour la santé de notre planète et des petites choses qui s’y meuvent d’agir aujourd’hui.
Les initiatives affluent déjà. La science accumule les preuves des dérives de ces dernières décennies, s’attèle à passer un coup de plumeau sur les énergies traditionnelles pour les rendre propres, réfléchit aux moyens de transport d’un futur immédiat... L’art fustige les œillères, ouvre les volets aux fenêtres des consciences rouillées, propose une échappatoire viable au consumérisme effréné, apporte une réjouissance qui ne s’incarne en aucun objet matériel... L’individu recycle, veille à ses achats, partage ses biens, s’émerveille, mange moins de viande pour avoir à renifler moins de pets de vache... Il est certain que quelque chose est en train de se passer. Il y a tout lieu d’être optimiste, de chérir son enthousiasme. D’accomplir en souriant le chemin de retour à une verdoyance mûrie.
Toutefois la transition énergétique ne se cantonne pas aux moteurs, turbines et autres machineries. Il en est une forme alternative, gaspillée en des proportions astronomiques, que l’on passe aisément sous silence, alors qu’elle se trouve à la source de la chaîne. Si on la juge difficile à chiffrer, c’est qu’elle est inépuisable : la volonté de l’Homme à exercer sa responsabilité, à jouir de sa puissance d’agir.
Les calories ingérées avec un délice estimable se grillent rarement à la pratique d’une vitalité à améliorer le monde qui nous entoure. Les pièges sont nombreux : les distractions distraient, les futilités ont le mérite de peser peu voire pas, les images captivent, annihilent, se font tue-mouches de pensées qui pourraient le faire — mouche. Pour réduire ses émissions, se libérer de ses chaînes, il faut le cran d’éteindre l’écran. D’un simple coup de pouce, on fait ainsi geste double : économiser de l’électricité, reprendre au poste la place d’acteur. La paresse est charmeuse, offre une compagnie docile. Il ne nous sera pourtant pas permis de revenir à ce temps dilapidé. Comment peut-on se complaire à l’endormissement de l’esprit quand il est notre outil à améliorer notre condition, celle de son voisin, celle de notre espèce ? Comment jugerions-nous le forgeron qui laisse au repos son marteau ?
À force de pain et de jeux, on risque fort de finir peu, de s’éteindre à jeun. Mon imagination n’est pas assez vaste pour se représenter l’évolution bénéfique du monde si l’on déployait à bon escient l’énergie investie dans l’organisation de l’Euro 2016. Une énergie qui servira à en dévoyer d’autres à l’heure où l’été fera rayonner le houblon terrassier, à défaut d’aider à croître les jeunes pousses de notre esprit.
L’énergie dépensée à converger vers un idéal de justice universelle est non polluante. Non seulement elle ne se dilapide pas, mais elle en engendre d’autres. Elle est source d’un perpétuel mouvement ascendant, d’un cycle vertueux élévateur animé par l’intelligence des Hommes, catalysée par leur joie à exister. Pour vous en procurer un bidon, ouvrez un livre, votre bouche, vos bras, ou bien votre portefeuille pour m’envoyer un chèque. Livraison garantie en 48 heures.
Le festival géant pour lequel nous avons tous un ticket se divise en apparence en deux : l’Anthropocène, où se joue la destinée de la grosse boule qui nous offre un plancher convenable pour un loyer correct, et puis la petite scène humaine, timide encore, où trois cordes de guitares s’éraillent à faire se trémousser quelques téméraires, alors que la musique plairait sans doute au plus grand nombre. On pourrait y brancher un ampli, pour ameuter foule plus vaste. Et rendre de nouveau la planète de l’anthrôpos saine.
[1] Paul J. Crutzen, « Geology of mankind », Nature, vol. 415, n° 23, Londres, 3 janvier 2002