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Billet de blog 20 avril 2016

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Quand les râleurs se mettent en colère

Le français moyen est râleur, le français supérieur l’est beaucoup. Tirons trois cas au hasard dans le chapeau des archétypes.

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Illustration 1
Quand les râleurs se mettent en colère © Valérie Girard

Mardi 50 mars 2016

Le français moyen est râleur, le français supérieur l’est beaucoup. Tirons trois cas au hasard dans le chapeau des archétypes.

Sophie, 38 ans, est chauffeuse de taxi à Paris. Toute la journée, elle fait la navette entre ces monuments touristiques qui l’épuisent, pour y amener ces touristes qui l’enrichissent. Un trouble physiologique englue sa mâchoire au moment de prononcer deux mots d’anglais. À l’inverse, ses exclamations se font vives lorsque la radio dresse le constat du désastre du réchauffement climatique et de la lenteur des politiques, tous les mêmes, à agir, tandis qu’un gaz d’échappement la propulse sur le périph’, immense manège à sales cons qui ont obtenu leur permis dans une pochette surprise. Depuis la banquette arrière, on se demande si l’engin tourne au sans plomb ou bien au pétage de plomb. Ses clameurs se heurtent aux vitres de l’habitacle, fermées pour ne pas laisser entrer la pollution.

Par contre, quand l’emploi de Sophie se trouve menacé par la concurrence d’Uber, ses grognements se mettent au garde-à-vous pour rejoindre la troupe de ceux de ses collègues. Ensemble, ils peuvent créer un étrange embouteillage, pour faire avancer les choses.

Émie, 23 ans, est en dernière année de master. Ce week-end, elle troque son sac à dos pour celui de rando, ses montagnes de cours pour celles des Alpes. C’est plein d’entrain qu’elle s’enfonce pour une spéléo dans les couloirs du métro. Annonce. Grève des services de transport. Forcément aujourd’hui, ils le font exprès, c’est pas possible. Les bougonneries individuelles se font sur le quai plus nombreuses que les chewing-gums écrasés. Tant pis, sa randonnée commence plus tôt que prévu, heureusement qu’elle a pris de la marge. L’horloge de la gare se profile, les aiguilles sont bloquées. Comme un mauvais signe. Émie tombe dans le panneau d’affichage. Annulé. Grève SNCF. La soupape de sa bienséance se propulse sous la pression des insultes. Le champ lexical de la fainéantise épuisé, elle est poussée à partager son vain agacement avec son répertoire, son réseau Facebook, Twitter. Son entrain initial n’étant pas grande vitesse, elle passera le week-end à protester sous la couette.

Par contre, après avoir goûté à son tour à l’emploi, la musique grinçante de ses ronchonnements s’accorde à celle des grévistes, elle comprend leur lutte pour des conditions de travail saines. Ensemble, ils peuvent randonner sur les boulevards pour soulever des montagnes.

Bernard, 67 ans, est propriétaire du groupe LVMH. Ce matin, il s’est réveillé tôt, les pieds froids, parce que son poêle à bois n’a pas fonctionné dans la nuit. Il a passé la matinée à tenter de se réchauffer, et en oublie le goût de son homard au déjeuner. En y revenant, il s’aperçoit qu’il est mal assaisonné. Ses sourcils se froncent, ses mots se durcissent. Il s’irrite. Il souhaite se reposer un peu pour rattraper ses heures de sommeil volées, mais les travaux d’agrandissement de son hammam font trop de bruit. Les ouvriers n’entendent même pas ses remontrances.

Il s’empare du journal. Un article vante le succès de « Merci patron ! ». Son visage prend la teinte violette de ses orteils un peu plus tôt. Les pellicules du film ont servi de combustible. Dehors, le grondement des engins s’efface sous celui d’une foule en marche. Les flammèches échauffées des ras-le-bol solitaires se sont rassemblées, embrasées. Les gens se jettent dans les flammes, comme des torches humaines, pour brûler les accords archaïques, les constitutions périmées, les conventions dépassées. La fumée s’élève jusqu’aux narines de Bernard. Il préférait encore son homard mal salé. La colère le menace, une colère nouvelle, unie, dense, qui s’entretient et grossit et vrombit. Une à une, les bûches des rancœurs isolées, des espoirs esseulés, se ruent dans l’âtre pour la faire sauter. L’incendie commence à lui chauffer sérieusement les chevilles. Tout seul, il ne peut rien faire. Tout seul, il a peur d’être démasqué. Il y a de quoi se mettre en rogne.

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