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Le capitalisme nous mène à une impasse. Tous les GPS à jour le prédisent. Cette lapalissade devient aussi répandue que se précise celle — de palissade — sur laquelle on est censés foncer. Les inégalités économiques se creusent, les injustices sociales se lassent, un nombre croissant d’emplois confinent à l’absurde tandis que les multinationales industrielles s’arrangent pour polluer en règle avec les traités. Le chemin se fait à la fois boueux et rocailleux. Les roues de secours crèvent à leur tour. Il serait commode de s’en détourner.
La voiture qui a atteint le fond d’une impasse est forcée de faire demi-tour. À moins de disposer d’une machine à remonter le temps, cela risque d’être compliqué pour notre société de l’imiter. Messieurs-dames les chercheurs en relativité générale, dépêchez-vous de trouver la solution ! À moins que... Pour revenir quand, tiens ? Je rêverais d’assister à un concert de Brassens, mais il n’a pas été dit qu’il faille revenir en arrière. Il serait dommage de renier tout ce qui a été construit. Conservons le bénéfique : progrès scientifiques, partages des savoirs, diminution de la violence, réduction globale de la misère, des épidémies... Et tirons les enseignements de ce qui ne devrait plus être néfaste bien longtemps.
L’impasse de l’Histoire, ce sera pour la fin de l’univers. En attendant — je vous souhaite bien de la patience —, se dresse devant nous, au bout de notre route commune, une porte. Nul ne saurait affirmer ce que dissimule son opacité.
Qui a vu Monstres et Compagnie, le film d’animation des studios Pixar, se représente peut-être la même image que moi. Dans le film, une entreprise embauche des monstres à utiliser des portes de chambres d’enfants humains comme des portails, pour hanter leur sommeil et tirer de leurs cris d’effroi l’énergie qui alimente leur monde fantastique. Devant la simple planche de bois, difficile d’estimer à quoi s’attendre. Quel monde s’ouvrira au travailleur ? Pour l’assister, un collègue lui fournit une fiche de renseignements sur la chambre à terroriser. Au seuil de notre société à venir, rien n’est renseigné à son propos. Puisque tout reste possible.
Les petits monstres que nous sommes s’agglutinent devant la porte. Chacun y va de son pronostic. Celle-ci préfère lui tourner le dos et lui exposer ses pois verts, refuse de la voir. Celui-là se gratte le crâne de ses trois bras, incapable de se projeter. Elle, s’avance tranquillement sur ses pattes-ventouses vers un jardin luxuriant où la nature a repris ses droits. Lui, est persuadé, peut-être à cause de la noirceur de ses écailles, que ce qui se cache derrière est pire que tout ce que l’on connaît déjà. Les curiosités, les intentions, les volontés, les projets, les rêves toquent à la porte. Les craintes, les frilosités, les paresses, les prétentions, les certitudes font barrage. Quel rejeton de société est donc en train de ronfler là derrière ?
L’avenir a toujours divisé, et c’est une merveilleuse raison de s’éveiller chaque matin. Toutefois, les discussions à son propos ne sont jamais aussi foisonnantes que lorsque le poids du présent devient écrasant. Sous la pierre, l’insecte n’a rien à perdre à user de toute son énergie à se débattre.
L’Histoire de France est jalonnée de portes. En 1945, le général de Gaulle n’aurait su annoncer qu’un jour on entrerait dans une société où un ordinateur tient dans la poche. En 1876, George Sand ne pouvait affirmer qu’un jour on entrerait dans une société où les femmes ont le droit de voter et un bouton celui de raser de frais une ville à l’énergie nucléaire. En 1754, Louis XVI ne se doutait pas qu’un jour on entrerait dans une société où sa tête aura été séparée de son buste, et celles de millions de citoyens revenues sur leurs épaules. En 800, Charlemagne ne savait pas qu’un jour on entrerait dans une société où l’on peut contempler une carte du monde à plat sur sa table. En 3 000 000 av. J.-C., Lucy n’aurait jamais envisagé qu’un jour on entrerait dans une société où l’on puisse transmettre des savoirs sur des tablettes d’argile. En 160 000 000 av. J.-C., Denver ne se doutait pas qu’il allait disparaître avec tous ses copains.
C’est plutôt excitant, non, de savoir qu’un ailleurs est possible pour nous aussi, qu’il nous attend, juste là, derrière cette porte, et qu’on y est invité ? Pourquoi hésiter à sonner alors qu’on a déjà commencé à se torcher les semelles sur le « Welcome » cordial du paillasson ? À défaut de brandir une nouvelle lapalissade qui veut que « le meilleur moyen de prévoir le futur, c’est de le créer », il ne tient qu’à nous de nous y élancer avec un état d’esprit serein et bienveillant. C’est la meilleure façon de se faire bien recevoir et de se plaire dans ce monde derrière la porte. Frappez chez vos voisins avec l’expression d’un bouledogue non repassé ne rendra ni vous, ni lui eux amicaux. À l’inverse, contentez-vous de votre plus radieux sourire pour carte de visite, il y a fort à parier qu’ils vous convieront à l’apéro.
Dans Monstres et Compagnie, de bons sentiments émergents sous une chape de préjugés craquelée amènent les deux héros à adopter une nouvelle technique. Au lieu de la grimace habituelle, imposée par leur patron, reproduite par leurs collègues, ils ouvrent une porte en rayonnant de joie. Devinez quoi ? Le rire enfantin se révélera être une meilleure source d’énergie que les hurlements.
Alors les petits monstres, convaincus par ce happy end à commencer? On va voir ce qu’il y a, de l’autre côté ? Moi, ça me dit bien, et j’ai toute confiance en nos esprits multiples, alertes, sensibles, ouverts, raisonneurs, généreux, passionnés, pour aménager un endroit à notre convenance. Personne ne veut déménager dans une ville plus morne que celle qu’il quitte. Et personne ne sera laissé à la porte. En se retroussant les manches, on pourra briser les murs invisibles qui soustraient l’intolérant au soleil, semer des graines de fleurs derrière les pas laboureurs de l’ambitieux, faire visiter à l’hypocrite le champ où l’on cueillera les fruits mûrs de la justice. La liberté leur aura accordé la place pour croître, la paix le temps de s’épanouir.
On y va ?
Ah, reste une dernière chose. La poignée résiste un peu. Une seule main ne suffira pas à l’actionner, pas plus que les outils d’un serrurier certifié. Non, ce qu’il faut, c’est y aller tous ensemble, et donner un grand coup d’épaule. Attention ! 3, 2, 1...