
Agrandissement : Illustration 1

À toi, le ?/ ?/ ?
Je t’aime.
Pourquoi commencer autrement ? Pourquoi user de détours lorsqu’on sait où l’on va ?
Je t’aime.
J’ai longtemps eu tendance à repousser les instants de plaisir dont je savais la survenue inéluctable. Je ne veux plus jouer à cela, moins encore lorsqu’il s’agit de toi. Mon intention est limpide, je n’en ai nulle autre. Te dire :
Je t’aime.
Le reste ne servira qu’à délayer cette joie que j’ai à te faire parvenir ce message, à rationaliser un sentiment qui ne l’est pas. Celui que
Je t’aime.
Je ne sais pas qui tu es. Je sais que tu es né sur ce même corps céleste que d’autres ont décidé d’appeler Terre. Il y a fort à parier qu’on ne se soit jamais vu, pas moins que l’on ne se verra jamais. Qu’importe. Tu te trouves en partie dans mon cœur, peut-on jamais être plus proches ? Tu es conscient de vivre. Tu cherches à bien le faire. Tu peux, en lisant ces mots, sous le filtre d’une traduction probable, penser à moi comme je pense à toi dans le plaisir de les écrire.
Peu importe qui tu es, ce que tu as fait, ce que tu projettes de faire demain, ton dernier repas, la courbure de tes cils ou le nombre de tes frères et sœurs. Les mots par lesquels je me suis d’abord adressé à toi sont sincères. Je ne peux donner d’autre preuve de leur authenticité que la pureté désintéressée de cette lettre.
Je t’imagine assise sur un rocher posé sur le flanc d’une montagne, amarré un temps à un port grouillant avant de mettre à nouveau les voiles, marchant pour rejoindre une rizière en terrasse, attentive à la lueur de ton ordinateur, affairée à préparer le dîner familial, rentrant épuisé d’une traque en forêt. Je t’imagine souriant, je t’imagine sceptique, je t’imagine inquiète, je t’imagine ennuyée, je t’imagine suspendu à la voix qui te donne lecture. Tu portes un turban, un sari, un cache-sexe, une robe, une tunique, un sombrero, des sandales, un monocle, une fourrure. C’est le soleil qui éclaire ces mots, une chandelle, une lampe à huile, un écran. La lune.
Je suis heureux de savoir que tu as lu les trois premiers autant que je le suis de te savoir existant, autant que je le suis d’imaginer les êtres nés dans les secondes où j’écris cette phrase, autant que je le suis de penser à ceux qui vont venir. J’en suis heureux autant que je suis triste pour les proches de ceux qui ont disparu dans ce même intervalle, et qui ne comprennent pas encore qu’ils n’ont disparu qu’en apparence. Leurs yeux, sous les paupières, se sont retirés. Mais, pour avoir été un jour dans un cœur battant comme ils le sont dans le mien en cet instant, jamais ils ne seront effacés.
Selon ton esprit, il est possible que ma démarche t’apparaisse niaise et risible. Je suis satisfait alors de te donner raison à rire, plus encore à réfléchir. Rien n’est moins niais et risible que l’amour. Il est simple et rieur à celui qui a su l’apprivoiser. Avant cela, rien n’est plus violent, tempétueux, noble, beau, admirable, majestueux, haut, sérieux que l’amour. S’il se débat comme une anguille sous ta volonté, c’est que la puissance de sa vertu mérite que l’on y jette ses plus fougueux efforts. Il exige d’être à la fois le plus vaillant des braves et le plus généreux des sages, et en offre la juste récompense.
À toi qui sait déjà cela, je te souhaite d’arriver à maintenir en toi cet amour et le bonheur qu’il procure, d’arriver à accepter la souffrance et de ne rien faire pour en répandre davantage, d’assister dans cette tâche ceux qui manifesteront un besoin d’aide. Souvent, il ne s’entend pas de mots dits, mais se lit d’actes commis.
Pour finir, cette lettre, je ne vais pas l’envoyer. D’abord parce que je n’ai ni l’argent pour en faire 7 milliards de copies, ni le temps pour écrire 7 milliards d’adresses. Ensuite, parce qu’elle n’est pas encore tout à fait sincère. À l’heure où mon esprit me les dicte, ces mots sont davantage adressés à lui-même qu’à toi. J’ai encore des moments d’égarement, de brouille et de pensées nocives, autant pour moi que pour les autres, puisqu’elles me font perdre de vue de les aimer. Ce qui a été naturel à ma naissance ne l’est plus. Aimer n’est pas affaire de secondes, ou même de mois, mais du restant d’une vie. Je ne m’y engagerai pas sans l’assurance de pouvoir m’y tenir contre les torts qu’on pourra essayer de me faire. Et je n’ai pas encore accompli pour cela le travail nécessaire. Je te remercie de m’aider à progresser.
Bientôt, j’espère, bientôt je pourrai te souffler cette lettre. Pour me rapprocher de ce moment, laisse-moi te le dire encore une fois.
Je t’aime.