« Le genre humain peine donc en vain, en pure perte, toujours consumant son âge en futiles soucis. C’est qu’il ne connaît pas de limite à la possession »
Épicure, Lettre à Ménécée
Nous avons pour valeurs la grandeur et la quantité : le « plus », la croissance, sont des objectifs à ne jamais questionner, des moyens devenus fins dont on ne sait plus trop ce qu’ils servent.
Ce « plus » ne peut toutefois pleinement nous satisfaire. Il manque trop manifestement de sens et nous cherchons encore malgré tout, presque malgré nous, une fin bien au-delà de nos moyens.
Cette fin ne se trouvera pas dans les choses, mais nous pouvons y découvrir des intermédiaires susceptibles de ralentir notre folle course à l’avoir, des objets qui soient suffisamment proches de nous pour susciter notre désir mais encore trop éloignés pour être immédiatement dépassés, consommés.
Nous sommes capables de créer ces objets, semblant d’alternatives au « plus » qui le rejoignent dans un grand tout. Il s’agit d’un « moins » bien particulier : du rare et de la rareté, véhicules illusoires d’un sens évaporé.
En effet, pour que l’exigence de qualité et de singularité, voire d’exceptionnalité - qui porte la quête de sens de l’individu/alisme contemporain - puisse être conciliée avec ses appropriations massives, il faut que soit introduit un niveau de difficulté supplémentaire. Comme dans un jeu, et la comparaison n’est pas sans motif, la résistance nourrit et relance l’intérêt porté au processus global. Pour tirer le meilleur parti de ces mécanismes psycho-comportementaux, nos sociétés "gamifiées" créent de la rareté sur mesure.
La science économique considère comme premier l’état de rareté dans lequel se trouve le monde. Face aux difficultés d’accès ou au manque de ressources disponibles, les sociétés élaborent une économie, c’est-à-dire des lois et des normes organisant la répartition des biens de l’oikos (de la « maison » ou communauté de vie) entre les individus, dans l’espace et dans le temps.
Ce que nous observons aujourd’hui c’est un renversement de la logique économique originelle. Il ne s’agit pas ou plus seulement de répondre à des besoins mais d’en créer de nouveaux.
« Notre économie est comme un coureur en déséquilibre qui doit courir de plus en plus vite pour essayer de ne pas tomber » écrit Jacques Ellul. Il faut produire plus, consommer plus dans un cercle sans fin car la croissance est synonyme de mieux vivre et la stagnation perçue comme scandaleuse. Toute nouvelle technique doit être aussitôt appliquée, or « pour arriver à appliquer de nouvelles techniques, il faut de nouveaux capitaux qui ne peuvent être produits que par la vente augmentée de biens encore plus nouveaux ». Il faut donc remplacer dès que possible l’existant par du toujours plus neuf et, lorsque l’innovation n’apporte plus rien de véritablement utile, par du gadget et du décoratif. Il s’agit de maintenir la croissance économique « avec n’importe quoi pourvu qu’il y ait croissance ».
Et pour le consommateur, difficile de s’arrêter quand aux besoins élémentaires s’ajoutent de nouveaux besoins devenus nécessaires pour survivre dans une société lancée dans une folle course au progrès qui a pour seule fin la croissance.
Cette idéologie se traduit par deux mécanismes de production et de consommation : celui de l’obsolescence et celui de l’accumulation. Chaque année voit paraître de nouvelles modes, un nouvel Iphone, mille nouveaux concepts, sans réelle nouveauté. L’ancien est dépassé et donc remplacé. Pour certains produits cependant la logique est inverse. Ainsi, pour le collectionneur, l’ancienneté du timbre ou de la pièce n’est pas une tare, au contraire puisqu’il n’en sera pas fait usage. L’objet n’a alors que la valeur qu’on lui donne, valeur d’échange ou valeur sentimentale.
Seulement, ces objets de collections anciens ne sont pas en nombre infini et leur circulation ne génère pas toujours une plus-value intéressante. Les collectionneurs d’objets anciens ne sont pas en effet, dans leur grande majorité, des consommateurs qui servent la croissance en encourageant la production de nouveautés.
« Heureusement », on peut créer du "collectionnable" sur mesure pour tirer profit de cette passion d’objets et spéculer sur la valeur initialement faible d’une rareté bien orchestrée.
C’est ce que fait depuis déjà un certain temps l’industrie de la Pop culture. Aujourd’hui, la mode en matière de collection grand public est notamment aux figurines américaines Funko Pop. Ces figurines en vinyle, reconnaissables à leur tête disproportionnée, sont apparues en 2005. Depuis, elles remplissent les rayons des magasins culturels ou spécialisés geeks et des grandes surfaces. Il en existe des milliers, à l’effigie de personnages de fictions ou de célébrités. Certaines, vendues autour de quinze euros, sont très communes et facilement accessibles. D’autre, c’est le piège et l’intérêt, sont produites en séries limitées et peuvent atteindre des prix faramineux. La figurine Planet Arlia Vegeta (Dragon Ball Z), « exclusive » du Comic Con de New York, est ainsi estimée à 3500$. On la trouve à plus de 10 000$ sur le site Stock.
Rares sont évidemment les consommateurs à se permettre une telle folie. Nombreux sont en revanche ceux qui cèdent à la tentation d’acquérir une de ces babioles en plastique puis bientôt une seconde, et encore une autre, jusqu’à ce la place ne vienne à manquer, ce qui n’arrêtera pas tout le monde.
Le manque de place est un problème à cette échelle autant qu’aux autres, mais ce qui devrait plutôt nous soucier c’est que cela fait beaucoup de plastique. Or le plastique, on le sait, est un produit du pétrole dont la fabrication consomme beaucoup d’eau et pollue énormément. Tout ça pour quoi ? Pour la croissance.
Et pour quelques-uns seulement. Car pour qu’il y ait ici abondance, il faut qu’il y ait manque là-bas. Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme, se déplace et s’échange. Notre capital naturel s’amenuise pour que croisse la quantité. Par nos besoins futiles, nous créons une rareté véritable, cause de manques très réels qui ne pourront être comblés par ce que nous produisons.
Il est donc grand temps que nous en revenions aux fondamentaux d’Épicure : au naturel et au nécessaire.
(à suivre...)