Depuis le XVIIIe siècle, les rythmes auxquels nos sociétés évoluent ne cessent d’augmenter. Les mutations économiques, industrielles, techniques, politiques et sociales qui s’y sont opérées ont radicalement transformé notre rapport au temps. Outre le « rétrécissement » des distances produit par le développement et la démocratisation de nouveaux modes de transports, la standardisation des tous les aspects de notre vie, a conduit à une « dénaturalisation progressive de l’expérience traditionnelle du temps[1] ». Il n’est pas rare aujourd’hui de vivre à « contre-temps », sans tenir compte du parcours du soleil, qui était autrefois le seul guide et maître des activités humaines. La fée électricité nous connecte désormais au reste du monde et à ses soleils virtuels. Tout cela est très beau, presque magique, mais en profitons-nous vraiment ?
Assez paradoxalement, alors que nous n’avons historiquement jamais eu autant de temps « libre », de temps de « loisir », nous avons souvent le sentiment que tout va trop vite et que nous n’avons rien le temps de faire. C’est sans doute que notre temps n’est pas si libre, que nos loisirs nous aliènent.
Dans l’Antiquité le concept de « loisir » n’avait pas exactement la signification qu’on lui connait aujourd’hui. La Skholè grecque désignait principalement une activité intellectuelle dégagée des nécessités de la vie matérielle[2], selon Bourdieu : un « temps libre et libéré des urgences du monde qui rend possible un rapport libre et libéré à ces urgences, et au monde[3] ».
Le loisir était synonyme de repos, et plus exactement, du repos de l’esprit qui rend possible son libre exercice. Il n’était pas alors question de paresse ou d’inertie, et la « valeur » d’un individu ne correspondait pas à la quantité de mouvement ou de travail objectif qu’il était capable de fournir. Elle ne coïncidait pas avec cette activité qui n’est plus aujourd’hui ce qui nous permet de vivre, mais ce pour quoi l’on vit, et dont on ne peut pas dire qu’elle est pénible parce que, comme l’exprime si bien notre président :
« le mot pénibilité … ne correspond pas à ce dont nous avons besoin parce que le travail c’est l’émancipation, c’est ce qui vous donne une place[4]»
Arbeit macht frei : « le travail rend libre ». Emmanuel Macron a bien appris son Hegel, ses plus utiles formules du moins, mais il a oublié certains de ses héritiers marxistes, qui auraient pu lui rappeler à juste titre que cela ne vaut pas pour toutes les formes de travail puisque le travail salarié (contrairement à l’activité créatrice) est toujours une exploitation.
Ne nous égarons pas, nous parlions du loisir tel que le comprenaient les Anciens. Force est de constater que nous n’en avons pas beaucoup. Le temps que quelques privilégiés réservaient jadis au loisir est désormais dévolu aux divertissements.
Depuis le XXe siècle, les masses ont du temps « à soi » qu’elles ne consacrent plus uniquement à la récupération de leur force de travail. Ce temps n’est pas jugé improductif, car il ne coûte rien à la société. Bien au contraire, il lui rapporte, dans la mesure où il appelle de nouveaux désirs, qui se transforment bientôt en de nouveaux besoins. Loin de nuire au fonctionnement de la machine-société, le temps libre lui fournit son carburant le moins vert : la mode.
Dans le royaume de la modernité mondialisé, de l’éphémère et du transitoire[5], où vitesse et croissance sont souveraines, évoluent des individus de plus en plus creux, « vidés » des ressources intérieures qu’ils n’ont pas eu le loisir d’acquérir parce qu’elles ne peuvent s’acheter. Ces individus creusés par l’ennui cherchent désespérément dans les divertissements nouveaux et la stimulation permanente, de quoi peupler leur désert personnel.
Ce système a évidemment de graves conséquences en termes de santé mentale et d’écologie.
- Santé mentale
On imagine facilement, c’est du vécu, que submergés par une vague de stimuli dont ils ne peuvent effectuer la synthèse, les individus finissent par se sentir dépassés. L’équilibre fragile sur lequel repose leur santé mentale est mis à rude épreuve. Soumis à un stress permanent, ils sont constamment au bord de la rupture psychique. Il en faut peu pour qu’ils basculent d’un état de nervosité à état de dépression ou de déprime : l’excitation retombe comme un soufflé. Burn in, burn out (épuisement professionnel), implosion ou explosion, le résultat est le même, l’individu n’est plus capable de rien.
L’âge de l’Hyper-connexion, ouvert par le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication, est bien entendu pour beaucoup dans la généralisation de cet état. Les NTIC, qui donnent la mesure du réel et de l’irréel en amplifiant des peurs peu fondées et en étouffant des craintes légitimes, sont souvent le canal par lequel arrive le déluge.
Nous en sommes de plus en plus conscients et cela ne fait qu’ajouter à l’angoisse de ceux qui s’inquiètent de la surmédiatisation du futile dans lequel se diluent les informations véritablement importantes.
Souvenez-vous… Cet été, deux semaines après la sortie du nouveau rapport du GIEC, le sujet de prédilection des médias était… la blessure au genou de Roger Federer. Oui, sur le moment, de nombreux journalistes ont jugé qu’il était essentiel de débattre sur la carrière du tennisman et sur son évolution possible. L’avenir de l’ambassadeur du Crédit Suisse, banque qui depuis 2016 a investi 57 milliards de dollars dans la recherche de nouvelles énergies fossiles[6], semblait les préoccuper davantage que celui de l’humanité.
On comprend que tout cela puisse susciter une éco-anxiété, symptôme annexe de l’accélération de nos modes de vie.
- Ecologie
L’accélération passée et continuée de nos modes de vie doit également être étudiée du point de vue de ses effets à long terme, et ce particulièrement en ce qui concerne les changements climatiques.
Si le climat est en théorie relativement stable, il peut, on le sait, connaître des évolutions brutales et irréversibles sous l’effet des forçages climatiques.
Une fois les points de basculement atteints, il est impossible de revenir en arrière. On aura beau ralentir, s’arrêter même, les processus enclenchés ne s’arrêteront pas. Bien sûr, il ne s’agit pas de s’arrêter, mais de mettre fin à une course absurde qui nous mène tout droit à la catastrophe.
La conclusion à laquelle nous arrivons tous est la suivante : il faut prendre le temps de la vie écologique. Prendre le temps… Nous ne demandons que cela. Alors pourquoi est-ce si difficile ?
En faire moins nous coûte plus, tant sur le plan économique que sur le plan psychique. Si le terme de décroissance fait peur, celui de pause ou d’arrêt angoisse autant qu’il fait rêver. Nous nous accordons tous pour dire qu’il faut ralentir, lever le pied… Qui le fait vraiment ? Nous passons notre temps libre à courir dans tous les sens. Nous avons besoin d’être dans le mouvement, d’agir. Mais d’où vient ce besoin ? Est-ce d’ailleurs vraiment un besoin ?
Nous nous bougeons, car il faut se bouger, tel est le mot d’ordre plus ou moins subliminal de notre société. Tout doit bouger, partout, tout le temps, même si cela ne mène nulle part. Pierre-André Taguieff qualifie ce phénomène de « bougisme ». Il s’agit selon lui d’un nouveau conformisme. Nous y voyons une dépense d’énergies inutile, qui crée toutes sortes d’illusions économiques, politiques, sociales et culturelles ; l’illusion par exemple de la mobilité sociale et de la méritocratie démocratique, là où il n’y a quasiment que des échanges horizontaux.
Or nous n’avons pas besoin d’aller aussi vite. Il n’est pas nécessaire de produire et de détruire autant. Notre société parfaitement standardisée, rationalisée en apparence, est en proie à l’irrationnel du désir productivo-consumériste. Elle met en œuvre les moyens les plus sophistiqués pour assouvir les pulsions les plus simples, qui n’en demandaient pas tant.
Cette course à la vitesse, décrite dès 1977 par Paul Virilio, ne nous libère pas des temps calendaires et biologiques, de sorte que « gagner du temps, c’est perdre le monde ». Précisons : c’est perdre le monde humain tel que nous l’avons construit et détruire les milieux vivants qui nous ont pour l’instant survécu. Pour le philosophe, qui s’inquiétait déjà des effets à venir des évolutions technologiques de son temps, la vitesse était une violence incontrôlée, et un facteur de multiplication des « accidents ».
Alors que faire ? Tout stopper ? Cesser de se mouvoir en prétendant aller quelque part alors que l’on effectue simplement une danse trop disgracieuse pour être identifiée comme telle. S’il s’agit de danser, dansons, mais dansons bien. S’il s’agit de marcher alors marchons à notre rythme, prenons le temps de vérifier notre chemin, afin d’éviter de se perdre et d’avoir à courir encore plus vite pour éviter le pire.
Ce temps n’est pas celui de la contemplation, il est celui de l’action maîtrisée. Celui aussi de la démocratie. Et afin de la rendre possible, pourquoi ne pas créer, comme le proposait Paul Virilio, un ministère du Temps ?
https://www.franceculture.fr/philosophie/paul-virilio-critique-de-la-tyrannie-de-la-vitesse
Sur l’accident : https://journals.openedition.org/craup/7594
https://blogs.mediapart.fr/s-robinson/blog/071121/en-vla-du-slow-en-vla
13 - Temps libre, temps aliéné, une histoire du même | Cairn.info
[1] Alexandre Escudier, « Le sentiment d'accélération de l'histoire moderne : éléments pour une histoire », Esprit, 2008/6 (Juin), p. 165-191. DOI : 10.3917/espri.0806.0165. URL : https://www.cairn.info/revue-esprit-2008-6-page-165.htm
[2] Nous lui devons le mot « école » et nombre d’autres termes du lexique de la scolarité (passés par le latin « schola »).
[3] Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, p.10, Paris, Seuil, coll. "Liber", 1997
[4] Emmanuel Macron devant le MEDEF.
[5] « La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable ». Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, IV : « La Modernité » https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Peintre_de_la_vie_moderne/IV
[6] https://www.theguardian.com/sport/2020/jan/12/roger-federer-responds-to-climate-change-criticism-from-greta-thunberg