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Billet de blog 12 mars 2025

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L'inventaire

Ceci est un témoignage d'une expérience vécue au sein d'un inventaire dans une librairie. Une plongée de plus de quatre heures dans cet univers dystopique devenu malheureusement la réalité de beaucoup d'intérimaires. Des hommes et des femmes précaires, pour la plupart étudiant·es travaillent dans ces conditions sans aucune alternative. Il me semblait nécessaire de mettre des mots là-dessus.

Clément Ballet

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Hier soir, j’ai accepté une mission d’intérim dans une librairie bordelaise très réputée. Il me fallait de l’argent, cela concernait les livres alors je me suis dit : " Pourquoi pas ? "

Intitulé de la mission : participer à l’inventaire de 20 h à 00 h.

Je pars à 19 h 15 de chez moi. Après avoir marché dans la merde de mon chien et traversé péniblement la ville de Bordeaux sous la pluie, j’arrive sur place. Un homme en chasuble jaune fluo m’accueille dans la rue et m’indique le chemin à suivre d’un geste mécanique avec son bras. Il a l’air d’être au bout de sa vie. Il me fait penser à ces bénévoles dans les courses cyclistes qui balisent la route par des mouvements répétitifs, dénués de toute vie.

Passé la grande porte d’entrée bleue, je m’engouffre dans un couloir sordide. C’est une issue qui donne accès à la réserve du magasin. Il y a une file de personnes qui attendent. Des jeunes hommes s’activent autour de nous. Ils ont des badges autour du cou et un gilet avec le nom de l’entreprise floqué dans le dos. Je comprends que c’est une sous-traitance spécialisée dans les inventaires. Nous, on ressemble à un troupeau d'ovins. On attend au milieu de cette agitation avec nos mines perdues. On ne comprend pas grand-chose à la situation. L’ambiance est étrange. On se regarde mais personne ne se parle. Des personnes s’ajoutent derrière moi. Je fais le choix un peu nul de faire un pincement de lèvres associé à un hochement de tête vers le bas pour saluer les personnes qui s’ajoutent derrière moi.

On nous dit d’attendre.

Je décide de me plonger dans mon téléphone. Devant moi, on nous compte puis on forme des groupes. Les gens s’en vont au fur et à mesure. On vient jusqu’à moi. Je suis le huitième et le dernier de ce groupe.

Je pars avec mes collègues d’un soir. Nous sommes six femmes et deux hommes. J’étudie minutieusement leurs comportements, essaie de deviner leur personnalité et spécule déjà sur de possibles compatibilités amicales ou pas. 

Direction le vestiaire.

Un manager nous accueille, il s’appelle Kylian. C’est écrit en gras sur son badge exhibé fièrement autour de son cou "Kylian, manager ". Il est jeune, la trentaine et me paraît super cool avec son look de surfeur. Ne lui manque que la planche sous le bras et nous voilà à Hossegor. Ces gestes sont énergiques mais apaisés et le ton de sa voix est chaleureux. Une certaine bonhomie rassurante se dégage de lui.

Il distribue à chacun un marchepied et une douchette tout en se présentant. 

Je me dois ici d’expliquer ce qu’est une douchette. Cet appareil est utilisé pour scanner des codes-barres. Il ressemble fortement à une grande calculatrice scientifique remplie de boutons, comme le cockpit d’un Mirage F1. On n’y comprend pas grand-chose et on se demande même si ce n’est pas du zèle.  Il y en a juste un gros, central et jaune avec inscrit en gras – Check –. On se doute alors qu’en appuyant dessus, on active le laser pour valider le code-barres. La douchette ne m'est pas inconnue puisque je l’ai beaucoup maniée dans les différentes salles de spectacles où j’ai travaillé. À la Philharmonie de Paris, par exemple, j’étais l’un des plus rapides pour valider les billets. Un véritable as de la gâchette. D’ailleurs, après toutes ces années, je n’ai toujours pas croisé une fichue personne capable de m’expliquer l’utilité des autres touches. Je me dis que si les pilotes d’avions n’en connaissaient qu’une seule comme moi, ça ne perturberait personne. Du moment que l’appareil vole et qu’on arrive à destination.

Nos nouveaux jouets distribués, place au briefing de Kylian. Les informations s’accumulent à très grande vitesse.

Interdiction de parler entre nous.

Annonce de l’objectif  : 1000 codes-barres scannés par heure. 

Il ajoute un petit commentaire : 

- Ça va, c’est plutôt cool ce soir.

Possibilité de faire une pause ou d’aller aux toilettes mais attention, cela fait chuter le rendement.

Explication de quelques boutons de la machine : monter, baisser le son, saisir un code-barres manuellement, vérification des doublons, explication de certains messages d’erreur.

Obligation de tenir la douchette de la main gauche.  Dans les étagères, les codes-barres sur les quatrièmes de couverture étant sur la gauche, utiliser cette main est un gain de temps, laissant celle de droite disponible pour gérer le déplacement des livres.

Valider d’abord le code-barres de l’étagère avant de faire chaque livre sinon tout est à recommencer. La moindre erreur, le moindre doute, on appelle le manager.

Fin du briefing.

Je prends conscience que je ne connais aucun prénom autour de moi. Personne ne nous a demandé comment on s’appelait. Ces gens sont des collègues-étrangers. Première fois que cela m’arrive à 33 ans.  Dans mon groupe, beaucoup de jeunes hormis une femme plus âgée que moi. On l’appellera Christelle. Que fait-elle là ? Je ne sais pas. Pour les autres, j’en déduis que ce sont des étudiant.es.

Je suis un peu sidéré après ce briefing.  

Sidéré. Oui.

Ce mot-là me semble très approprié pour qualifier l’état dans lequel je me trouve. Malgré les apparences détendues, ce moment m’a paru un peu dur, voire lunaire. Comme une impression de ne pas être très considéré. Kylian aurait fait son briefing devant son miroir, le résultat aurait été le même.

Pas le temps de réfléchir, on se met en marche. Nous entrons dans la librairie et rejoignons notre rayon histoire et géographie. Je me rends compte que nous sommes beaucoup de groupes éparpillés dans le magasin. 

Ma première heure de travail se résume par une grande concentration. Je fais quelques erreurs mais rien de grave.Je comprends que Kylian a les résultats en temps et en heure sur sa douchette. L’algorithme lui fournit notre cadence et nos possibles erreurs par étagère. Il reste là, planté au milieu de la pièce, les yeux rivés sur l’écran de sa machine. Souvent, il vient vérifier une rangée que nous avons faite et redemande à certain.es de la refaire intégralement suite à un oubli ou un excédent dans les calculs. 

Les sons environnants ne se résument qu’aux bips de nos scans, aux frottements des livres et aux bruits métalliques très forts de tous les talkies. Chaque manager en possède un. Ils crachent en continu des directives incompréhensibles. Cela me fait penser à la série Handsmaid Tale. De temps à autre surgissent des : "Kylian, j’ai fait une erreur." Ces appels me ramènent soudain à notre condition humaine au milieu de cette mélodie robotique.

Je me sens très fliqué.

Je suis inconfortable mais je ne dis rien.

Secrètement, je remercie mon passage à la Philharmonie de Paris et à la Cinémathèque française. La douchette n’a aucun secret pour moi et j’avance à la vitesse de la lumière. Ce n’est pas le cas de Christelle. Elle galère franchement et fait beaucoup d’erreurs. J’aimerais l’aider mais je ne peux pas. Je n’en ai pas le droit. Au bout d’une heure, Kylian vient la voir.

- Christelle, C’est bien toi ? Essaie d’aller un peu plus vite s’il te plaît.

Au bout d’une heure trente, j’entends cette phrase dans les Talkies : 

- Faites partir les moins de 70% s’il vous plaît !

Mon oreille s’attarde sur ces mots. Je pense comprendre que 70% est le pourcentage de résultat entre le nombre de livres scannés et l’objectif à atteindre, 1000. Le manager s’avance vers Christelle et lui dit de sa voix très sympathique :

- Super! Merci beaucoup Christelle pour ton travail, tu peux rentrer chez toi.

Elle part. Je ne connais ni son vrai prénom, ni le son de sa voix. 

Mon cerveau a du mal à analyser et à enregistrer ce qui vient de se produire. Cette phrase et l’action qu’elle vient de déclencher m'échappent totalement. Est-ce que c’est moi qui déraille ou je viens de vivre le licenciement en direct d’une personne sous mes yeux parce qu’elle ne travaillait pas assez vite ? Aucun de mes collègues ne prend plus que ça en compte l'événement. J’ai peut-être mal interprété. 

Je me remets au travail avec un sentiment de confusion dans mon esprit. 

J’ai fini mes étagères parmi les premiers de mon groupe. Je suis un peu fatigué mais dans le feu de l’action. C’est étrange mais je suis fier de moi. En fait, je suis plongé dans un état de dépassement de moi-même. Je suis devenu un véritable compétiteur. Pas sur mon vélo, pas dans un marathon, ni dans une course officielle, pas pour un plaisir sportif de dépassement de soi. Non, compétiteur dans les rayons de cette librairie bordelaise entre des bouquins sur la Seconde Guerre mondiale et d’autres sur les spécialités culinaires charentaises. Je n’ai rien contre les charentais mais il faut avouer qu’ils ont beaucoup piqué aux landais. Le fait que je sois moi-même originaire des Landes n’est en aucun cas un biais de perception. L’effort que je fournis commence à me congestionner les bras mais je m’efforce de garder le même rythme. 

J’ai chaud, je suis en tee-shirt.

Je sens que la répétition du même geste m'abrutit. Je peux réaliser inlassablement le même geste sans réfléchir à quel muscle utiliser. C’est devenu un automatisme. Je suis devenu une machine. Ma concentration fluctue et je commence à commettre quelques erreurs d’inattention. Je supporte mieux les bruits environnants. Beaucoup de pensées défilent dans ma tête.

Sensation d’introspection.

D’être reclus dans son corps.

Je travaille vite. Kylian me dit souvent que c’est bien. Il vise juste. Je suis un homme pour qui la reconnaissance des choses faites est un moteur sans limites. C’est quasi un besoin fondamental. Ces validations me boostent, comme un coup de fouet. Il me donne maintenant pour mission de valider les livres en hauteur. Pour y accéder, je dois monter sur une échelle à l’équilibre très précaire. J’arrive à m’en sortir. Les nombreuses années de pratique d’échasses landaises y sont pour beaucoup.  À aucun moment ne me vient à l’esprit qu’une chute pourrait arriver à tout moment, que je pourrais me faire très mal en tombant sur les présentoirs en dessous. Se briser le dos sur une Wonderbox « Week-end dans un hôtel de luxe », c’est chouette non ?

Je suis incapable de conscientiser tout ça. 

Pendant ce temps, je crois que d’autres personnes se font virer. L’intensité du travail fait que je suis désincarné de tout affect. J’ai fini le rayon. On me change de groupe. En traversant la librairie, je me rends compte que les groupes se sont vidés. Je me fais également la réflexion que tous les managers sont des hommes, plutôt jeunes et blancs. Combien sont-ils payés pour faire ça ?

Dans leur camp, aucune femme ou personne racisée à l’horizon. Dans le mien, c’est tout l’inverse. 

Je suis amené dans le rayon « Beaux arts » avec des gros livres bien lourds.Je remplace une jeune femme qui a été « libérée » avant mon arrivée. J’ai changé de supérieur. Il est très jeune et tout aussi sympathique que Kylian. Il s’appelle Paul.

En fait, plus la soirée avance, plus la coolitude des managers s’estompe à mes yeux. C’est là où c’est très fort. Ce ne sont pas des mangeurs d’enfants ou des méchants sur pattes. Bien au contraire, ils sont souriants, polis, aimables et sympathiques. Ils sont l’essence même de l’image que l’on se ferait du gendre idéal. Mais cette détente affichée est très contradictoire avec les mots employés.

Des phrases comme : 

- C’est bien toi X ? Attention, tu fais trop d’erreurs !

Ou bien : 

- Ça va X ? Tu es fatigué.e? Accélère s’il te plait !

Deviennent courantes. 

Elles précèdent généralement la phrase couperet : 

- Merci de ton travail, on va te libérer.

Les voix masculines donnant les ordres aux talkies sont invisibles. Un peu comme une présence divine. Qui sont ces gens ? Où sont-ils ? Je n’ai toujours pas la réponse. Tout cela est si bien structuré. Ils rythment cette véritable cisaille humaine. Chacune de leurs irruptions fait trembler.

- Faites partir les 70% !

- Faites partir les 80% !

- On ne garde qu'au-dessus de 90% !

Il y a même par moment des chasses à l’homme organisées. Lorsque j’entends cela, je ne peux que penser aux écrits de Simone Schwarz-Barts et aux similarités des traques dans les périodes d’esclavagisme.

- Édouard, il reste une 88% dans ton groupe, trouve-la et fait la partir s’il te plaît ! 

Et chaque fois, des personnes sont invitées à rentrer chez elles. Les employés de la librairie sont contents de l’avancée et de la qualité du travail. Personne ne remet en cause ce qu’il voit. Personne ne nomme ce qui se produit. On dirait une dystopie orwellienne.

- Merci de ton travail, on va te libérer !

Les heures avancent et nous ne sommes plus qu’une trentaine. Je ne pense plus.

- Merci de ton travail, on va te libérer !

Ma tête est un brouillard. Je n’ai plus cette capacité.

- Merci de ton travail, on va te libérer !

Je suis devenu un automate.

- Merci de ton travail, on va te libérer !

Je me surprends à découvrir l'existence de ces libérés à quelques mètres de moi. 

Aujourd’hui, je serai incapable de reconnaitre une personne avec qui j’ai travaillé.

Aujourd’hui, je serai incapable de nommer dix livres que j’ai scannés.

Le derrière de mes bras ainsi que mes épaules me font très mal. J’essaie de m’étirer comme je peux mais rien n’y fait. Il ne me reste qu’une étagère. J’ai fini. Il est 00 h 05 et j’ai terminé parmi les survivants. Je vide ma gourde comme un sportif ayant passé la ligne d’arrivée. Je suis vidé d’énergie et cassé.

Pour combien ai-je fait tout cela ? 40 ? 50 ? 60 euros ?

Avant de signer la feuille d’émargement, Paul me dit : 

- Alors, ça a été ? 

J’ai répondu : 

- Ouais. 

Lâchement. J’aurais dû lui faire bouffer un putain de livre page par page pour chaque personne qu’il a lamentablement viré. Lui rendre toute la violence symbolique qu’il a émise ce soir en un seul coup de poing.

Tellement de déshumanisation.

Tellement de pression.

Tellement d’isolement.

Tellement épuisé.

Lui jeter toute ma colère à la figure et hurler.

Hurler une bonne fois pour toutes.

Hurler que cette condition a été tout droit inventée par Bezos et qu’elle contribue à broyer la dignité de milliers de personnes précaires.

Hurler que je ne reviendrai plus jamais parce que j’ai le luxe du choix mais que ces gens ne l’ont pas.

Mais non.

Comme le dit si bien le personnage de Louis en conclusion de la pièce “Juste la fin du monde” de Jean Luc Lagarce : 

« Mais je ne le fais pas,

je ne l’ai pas fait.

Je me remets en route avec seul le bruit de mes pas sur le gravier.

Ce sont des oublis comme celui-là que je regretterai. »

Clément Ballet

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