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Au cours des deux dernières semaines, des voix importantes se sont élevées en Russie pour dénoncer la censure du théâtre et de la culture en général. La glace a été brisée le 25 octobre dernier par Konstantin Raïkine, directeur du théâtre Satirikon à Moscou, qui a dénoncé au cours du Forum théâtral national russe la complicité des autorités avec l’activisme croissant de « groupes de citoyens soi-disant offensés » qui jugent bon de « fermer des expositions et interrompre des spectacles ». Ses accusation sont lourdes. Pour n'en citer que deux :
"Les fonctionnaires du Ministère utilisent un langage stalinien avec nous. C'est à ne pas en croire ses oreilles."
"Derrière des grands mots comme le Peuple, la Patrie, le Patriotisme et la Morale se cachent en règle générale des desseins profondément mesquins. Je ne crois pas à la sincérité ces groupes de citoyens soi-disant offensés dans leur sentiment religieux. Je suis persuadé qu'ils agissent pour de l'argent."
M. Raïkine, qui est aussi vice-président de la commission des affaires culturelles d'un organe consultatif officiel appelé "Chambre citoyenne", a reçu des soutiens : l’Express mentionne Andreï Zviaguintsev, réalisateur primé à Cannes. Il y en a beaucoup d'autres.
Mais le discours de Raïkine a aussi suscité une mobilisation de ce qu’on pourrait appeler la société civile pro-Kremlin. Car ce n’est pas le Kremlin qui, de sa propre initiative, ferme des expositions jugées blasphématoires, disperse des concerts de métal et retire de l’affiche des spectacles de théâtre contemporain. Les autorités régionales et fédérales prétendent répondre à une demande citoyenne qui se veut spontanée, qui s’exprime notamment par le biais du "Conseil citoyen de coordination et de défense des valeurs culturelles essentielles" (Obshestvenny koordinacionny sovet v zaschitu bazovyh kulturnyh cennostej).
Contre-attaque pro-Kremlin
Le Conseil citoyen se présente comme une assemblée de « professionnels des médias et du monde de la culture ». Il est régulièrement consulté par le ministère de la Culture pour l’élaboration de documents de politique culturelle en tant qu’interlocuteur "de la société civile". Tandis que, fin octobre, les langues se déliaient et que, chaque jour, un nouveau grand nom du théâtre et du cinéma russe contemporain venait s’ajouter au raz-le-bol exprimé par M. Raïkine (A. Zviaguintsev, M. Piotrovski, M. Zakharov, E. Pisarev…), le « Conseil citoyen » s’est réuni en urgence le 2 novembre dernier à Moscou.
"Nous payons, donc vous faîtes".
Cette modeste et discrète réunion, qui s'est tenue le 2 novembre dernier, recèle des propos qui confirment mot pour mot l'autoritarisme culturel dénoncé par K. Raïkine.
Tout d’abord, on y a proclamé, sans surprise, le "droit pour la société de défendre ses valeurs et à la conservation des tabous". On y a fustigé la posture de l’artiste croyant pouvoir prétendre "à sa propre vérité", à "sa propre interprétation de l’histoire et de la culture d’un pays" et à la "transformation unilatérale des ancrages axiologiques d’une société" [citations de nakanune.ru, site ultra-conservateur admis à l'évènement].
Les participants à la réunion ont également profité de l’occasion pour afficher leur soutien aux "actions citoyennes" entreprises ces derniers temps en Russie contre "les expositions dépravées, les spectacles sacrilèges, les films déformant la vérité historique et autres évènements provocants et conflictogènes".
Puis dans la déclaration finale de la réunion :
"La confrontation de soi à la société dégénère chez certaines personnalités artistiques une confrontation avec l’Etat. Tout en continuant à exiger des financements publics comme si de rien n’était, celles-ci enragent dès que l’Etat ose la moindre suggestion quant au contenu de leur produit fini".
[citation du service de presse du Conseil par nakanune.ru].
De toute évidence, les partisans de la politique culturelle actuelle n’essaient pas de nier ce que dit Konstantin Raïkine, qui dénonce une relation entre artistes et fonctionnaires du ministère sur le modèle "nous vous payons, donc vous faîtes".
Ne pas confondre censure et "commande étatique"...
Du côté des autorités, le ton a été donné par le porte-parole du Kremlin Dmitri Peskov, qui dit vouloir garder ses distances vis-à-vis d’un débat qu’il juge "sans début ni fin". Les activistes pro-Kremlin prompts à diaboliser Raïkine, comme le motard Alexandre Zaldostanov, ont été réprimandés. Mais l'idée essentielle est passée.
« La censure en tant que telle est inacceptable. Mais lorsque nous faisons parvenir des financements à des artistes, il est normal de choisir le sujet. Il ne faut pas confondre censure et commande étatique »
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Le décret sur les "Fondements de la politique culturelle d'Etat"
Le discours courroucé du directeur de théâtre moscovite contre la censure de l’Etat russe dans sa lutte contre l’art dit immoral a ouvert la discussion au grand public sur une question qui inquiète les milieux culturels et artistiques depuis plusieurs années. L’intention des autorités russes de réorienter la création artistique du pays vers des valeurs morales et patriotiques a été officiellement proclamée dans un décret appelé "Fondements de la politique culturelle d’Etat" (Osnovy gosudarstvennoy kulturnoj politiki), promulgué par le Kremlin en décembre 2014.
Ce document a été complété en février dernier par un décret gouvernemental intitulé "Stratégie de la politique culturelle d’Etat d’ici à 2030".
D’une part, ces deux documents déclaratifs sont vus avec suspicion par une partie du monde de la culture qui considère les références omniprésentes aux concepts d’"intérêt national" et de "moralité" comme gênantes pour la liberté artistique.
D’autre part, ils donnent un but à l’existence d'une pléthore de conseils citoyens de coordination, qui se réunissent avec pour ordre du jour le contrôle de l’application de ces "Fondements de la politique culturelle d’Etat".
Les conseils citoyens de coordination font partie d’une gouvernance culturelle tripartite mise en place par le ministre de la Culture Vladimir Medinski. Le ministre évoquait lui-même en 2014 une "trinité Etat-artistes-société civile" dans un article programmatique au titre explicite : « Qui n’alimente pas sa propre culture alimente une armée étrangère ».
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Cette "république des conseils" du ministère russe de la Culture se décline comme une plateforme de dialogue où la société civile peut commenter le travail des artistes et faire des recommandations aux fonctionnaires afin de réguler la vie artistique selon les principes des Fondements de la politique culturelle d'Etat.
L'objectif initial du Conseil citoyen de coordination pour la défense des valeurs culturelles essentielles, lors de sa création en février 2015, était la défense d'une législation interdisant les grossièretés au cinéma, à la télévision, dans la création musicale et sur d'autres supports culturels. Ce texte avait suscité une certaine anxiété lors de son adoption à l'été 2014.
Un débat entre théatreux privilégiés des deux capitales?
Le débat sur la censure au théâtre, comme le rappelle cependant le site nakanune.ru, a surtout impliqué des personnalités représentant les théâtres financièrement favorisés de Moscou et de Saint-Pétersbourg, laissant de côté le problème de la libéralisation croissante des institutions culturelles et du conditionnement de leur financement public à des impératifs d’"efficacité financière". Konstantin Raïkine, si l'on en croit une enquête à charge de la chaîne pro-Kremlin Life news, est aussi propriétaire d'un hôtel de luxe, d'un restaurant et d'un ensemble d'actifs immobiliers valant près de trois milliards de roubles (quarante-et-un millions d'euros).