
Deux ans après les tragiques enlèvements d’Iguala, qui ont conduit à la disparition forcée de quarente-trois étudiants de l’école normale Isidro Burgos d’Ayotzinapa pendant la nuit du 26 septembre 2014, l’établissement rural de formation des maîtres situé près de la commune de Tixla (Etat de Guerrero) continue à accueillir des nouveaux étudiants et à produire des nouveaux diplômés. « Pour nous autres, jeunes ruraux modestes du centre du pays, l’école normale d’Ayotzinapa est une opportunité », affirme un nouvel étudiant rencontré fin juillet à l’Assemblée nationale populaire pour les 43 disparus qui s’est tenue dans l’école au moment des inscriptions.
« Nous accueillons des personnes qui n’auraient pas pu, par manque de moyens, faire leurs études dans le système universitaire urbain. Ici, nous offrons l’internat, la cantine et les uniformes, sans aucune distinction de ressources. Nous créons une camaraderie, des liens forts d’entraide et de solidarité qui permettent de passer outre l’éloignement de la famille », explique José, étudiant en deuxième année à Ayotzinapa et responsable des relations publiques de la Fédération des étudiants paysans socialistes du Mexique (Federación de estudiantes campesinos socialistas de México, FECSM), qui administre les écoles normales rurales.
« Les élèves-enseignants doivent aussi savoir travailler la terre, s’occuper du bétail et semer le maïs », répond-il lorsqu’on lui demande ce qu’est pour lui la formation d’enseignant. « Cela fait partie de ce qu'on apprend ici ».
Une tailleuse de pierre de Tixla confirme que « ce ne sont pas des étudiants comme les autres ». « Ils sèment le maïs, ils cultivent des légumes pour les vendre », précise-t-elle. Une polyvalence forcée, selon elle, par la situation financière de l’école : « Ils [les élèves-enseignants d’Ayotzinapa] ont beaucoup perdu ces dernières années. Ils ont été privés de moyens budgétaires. Ils n’ont plus d’eau pour irriguer leurs cultures depuis au moins cinq ans ». Une manifestation contre ces coupes budgétaires suivie d'un blocage routier a fait deux morts côté étudiants en décembre 2011[1].

« Dans tout le pays, des gens continuent à disparaître, on déterre des victimes par milliers mais cela importe peu à notre classe politique qui préfère s’émouvoir d’évènements sanglants dans d’autres pays[2]». Puis elle revient à l’école d’Ayotzinapa : « C’est une bonne école. Les élèves-enseignants sont toujours là pour aider en cas de catastrophes naturelles ou de désastres écologiques. Quand un paysan a besoin d’aide pour défricher une parcelle ou nettoyer une basse-cour, ils y vont ». José confirme : « Il n’y a pas vraiment de séparation entre nos terres et celles des paysans d’à côté, l’immense majorité des élèves-enseignants sont des enfants d’agriculteurs et nous travaillons en équipe dans le cadre de plantations de type milpa [triple-plantations de haricot, maïs et courge] ».
Le responsable des relations publiques de la FECSM reconnaît qu’un certain nombre de cultures vivrières ont été abandonnés sur le territoire de l’école, qu’il me fait visiter. « Ici nous semions du maïs, là-bas nous semions de la laitue, juste là devant la cantine nous cultivions des bananes… ». Mais il n’évoque pas un problème d’irrigation : « de toute façon, ces terres n’ont jamais été fertiles ». D’après José, c’est la culture de la rose d’Inde, que lui appelle « fleur de Tapayola », qui assure une certaine stabilité financière à l’école. En effet, ce produit se vend très bien à Tixtla – commune très riche en traditions religieuses – et dans tout le pays pour décorer les offrandes au moment de la Fête des morts.

Après nous avoir promenés sur le territoire de l’école - elle-même recouverte de multiples peintures murales révolutionnaires où les effigies d’Emiliano Zapata et Lucio Cabañas côtoient régulièrement des portraits de Marx ou de Lénine - José étaye sa vision de la profession d’enseignant en zone rurale : « Les écoles normales rurales forment des enseignants appelés à exercer dans les zones les moins urbanisées et les plus marginalisées du pays. Dans ces zones, un enseignant n’est pas juste un enseignant qui reste en classe avec les enfants. C’est un père, un conseiller, quelqu’un qui travaille la terre avec la communauté et donne des bonnes idées [sic] ».
Mais José maintient que la FECSM, actuellement, ne pratique pas le prosélytisme idéologique : « Lucio Cabañas, Genaro Vazquez Rojas et d’autres guérilleros marxistes-léninistes des années 1970 ont laissé à la FECSM cette image de berceau idéologique du socialisme rural. Mais la politique mexicaine est aujourd’hui beaucoup moins idéologique. Nous participons aux luttes locales, nous défendons les droits des étudiants ruraux, nous demandons justice pour les disparus mais nous n’imposons pas une ligne politique ».
« Certains habitants des environs vous diront que nous sommes des vandales parce que nous suspendons les élections locales, nous bloquons des camions de marchandises sur les routes, nous empêchons des activités touristiques à Acapulco, nous réquisitionnons des bus pour aller manifester à Mexico… Mais dans l’immédiat, nous voulons la même chose que les parents de nos 43 disparus, qui séjournent toujours dans notre école : que l'enquête fédérale défaillante soit suivie par la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH), que le gouvernement mexicain accepte ce suivi, qu’on laisse les experts indépendants faire leur travail, qu’on arrive à savoir où sont nos 43 camarades. Et nous ne sommes pas idiots : nous ne comptons pas sur la bonne volonté des autorités locales et fédérales ».

Pour les questions de positionnement idéologique et de stratégie politique, José m’a renvoyé à Gustavo Miranda, membre du Comité d’orientation politique et idéologique de la FECSM. Gustavo Miranda est un alias, la FECSM privilégiant historiquement, tout du moins depuis les années 1970, la clandestinité. Revenant sur les moyens d’action militante des élèves-enseignants, il préfère le terme d’« autodéfense créative » à celui d’« action directe ». « Il paraît clair que les partis politiques ne sont pas une solution. Ils sont tous nos ennemis car ils représentent le même pouvoir économique. Rien ne changera par la voie électorale. A la FECSM, nous nous efforçons simplement d’être dans le peuple, avec le peuple et du côté du peuple ["Ser pueblo, hacer pueblo, estar con el pueblo", selon le théoricien, leader et combattant marxiste Lucio Cabañas] ». « Construire un peuple » en construisant des communautés qui résistent à l’épreuve du temps et de l’histoire. Une posture qui prend beaucoup de libertés par rapport aux dogmes marxistes-léninistes, assumant une certaine influence néo-zapatiste.
Historiquement, le système d’enseignement rural au Mexique a permis l’alphabétisation et la mobilité sociale des masses paysannes dans les années 1930, une décennie dite « socialiste » dans le pays. Ce socialisme étatique, depuis bien longtemps, est enterré et oublié par une classe dirigeante pourtant issue de ce même Parti révolutionnaire institutionnel (PRI)[2]. Mais ce curieux système d’enseignement rural socialiste demeure, bien qu’il ne soit de toute évidence plus du goût des autorités.
En effet, depuis le début des années 1990, les autorités fédérales – tous partis confondus – souhaitent manifestement la fin des 16 écoles normales rurales restantes dans le pays. Durant cette période de reprise de la guerilla paysanne et indigène au Mexique, le développement des groupes armés EZLN dans l’Etat du Chiappas et EPR dans l’Etat de Guerrero a été volontiers attribué aux écoles normales rurales dans les discours des gouverneurs locaux comme des présidents qui se sont succédés[3]. Les évènements des 26 et 27 septembre 2014 n’ont pas modifié substantiellement l’orientation stratégique de la Fédération des étudiants socialistes paysans du Mexique (FECSM), qui n’en est pas à ses premiers éléments disparus ou directement éliminés par la police et par l'armée [4].

[1] http://www.redpolitica.mx/estados/la-muerte-de-los-dos-no-se-ha-olvidado-normalistas.
[2] Cette phrase, en tant que journaliste venant d’un pays qui venait de connaître l’attentat de Nice, à ce moment en une de tous les journaux télévisés mexicains, était certainement à prendre comme un sous-entendu.
[3] Premier parti politique du Mexique, revenu au pouvoir avec le président Enrique PeñaNieto en 2012, quasi parti unique dans le pays de 1929 à 1989.
[4] http://www.forbes.com.mx/la-historia-no-contada-de-ayotzinapa-y-las-normales-rurales/#gs.QxWTGiM
[5] Le cas d’Iguala est précédé de nombreux autres « cas », notamment celui de l’autoroute Autopista del sol où deux manifestants d’Ayotzinapa ont été tués par les forces fédérales.