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Billet de blog 24 mars 2014

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Trente ans

C’est un appartement douillet à la décoration typique situé dans le quartier de Gemmayzé. Les murs du salon sont gris clair, les rideaux blancs. Sur les tables basses trônent des cadres où figurent les photos des enfants et des petits-enfants. Des roses se tiennent avec grâce dans leur vase.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

C’est un appartement douillet à la décoration typique situé dans le quartier de Gemmayzé. Les murs du salon sont gris clair, les rideaux blancs. Sur les tables basses trônent des cadres où figurent les photos des enfants et des petits-enfants. Des roses se tiennent avec grâce dans leur vase. Au-dessus du canapé, des peintures impressionnistes de paysages sont accrochées. L’atmosphère serait parfaitement sereine si ce n’était le bruit assourdissant du chantier situé de l’autre côté de la rue. Souad Karam ferme la fenêtre et retourne s’asseoir sur le fauteuil rose où elle venait tout juste de s’installer. Elle commence calmement son histoire :

« Je suis née à Zahlé en 1952, c’est une ville de la vallée de la Bekaa. J’ai trois enfants qui sont tous mariés, et j’ai quatre petitsenfants. Pour différentes raisons, je n’ai pas pu continuer mes études. Je me suis mariée en 1968, à l’âge de seize ans seulement. C’était un mariage arrangé. La cérémonie s’est tenue dans le district de Aley, dans le Mont-Liban. Mon mari était de Aïn el Jdideh, il était né en 1939. C’était un mariage calme, ordinaire, serein. Nos familles respectives s’entendaient bien. Mon mari était vraiment un grand monsieur. C’était un homme honnête, intègre. Il n’appartenait à aucune milice ni à aucun parti. Son but principal était de bien élever ses enfants, de leur donner l’éducation qu’il n’avait pas pu recevoir. Nous les avons scolarisés dans des écoles très respectables et nous avons misé sur leur avenir.

En septembre 1982, la “guerre de la montagne” a commencé dans la région du Chouf. Le Liban était alors en pleine guerre civile, aux mains de multiples milices. À cause du conflit, nous avons déménagé en octobre 1982 à Beyrouth pour le début de l’année scolaire. Les bus venant de la capitale ne pouvaient plus traverser les barrages. À Beyrouth, nous étions hébergés par la famille. Nous alternions une semaine chez ma soeur, une semaine chez la sienne. À la fin du mois de janvier 1983, nous avons croisé un vieil ami qui nous a prêté temporairement un appartement. Lors d’une courte trêve, mon mari est retourné dans la montagne pour prendre de notre maison à Aïn el Jdideh des affaires pour l’hiver. Il était avec son neveu et son cousin, ils ont tous été enlevés à un barrage tenu par une milice druze. Depuis il est porté disparu, cela fait trente ans maintenant. Sa disparition a été vraiment un arrachement inattendu et dramatique.

Il est douloureux pour moi de retourner là-bas. J’ai beaucoup de souvenirs. Je vivais un mariage heureux, j’avais mes trois enfants, nous avions un terrain, notre maison, tout ce qu’il fallait. Comme plusieurs personnes de ma famille ont disparu là-bas pendant la guerre, je sens que je ne peux y retourner que sous la contrainte. Le sort de mon mari reste une question sans réponse. Je ne sais pas où son corps repose. Alors, pour moi, tout le Mont-Liban est un cimetière. 

 Quand j’aurai une réponse, peu importe laquelle, je pourrai peut-être évoluer, faire mon deuil. Je pourrai dire : “Ici, c’est ma maison, là-bas c’est la tombe de mon mari.” Maintenant, je n’arrive pas à changer et je ne veux pas changer. Je ne veux pas oublier, c’est mon droit de savoir ce qui est arrivé à mon mari et où il est enterré. On a beaucoup souffert. On était démunis. J’étais jeune quand il a disparu, j’avais seulement trente ans. Je me suis retrouvée sans mari, sans maison, sans rien, avec trois enfants et une valise, c’est tout. C’était une forme de survie de continuer à élever les enfants de manière digne. Dieu donne beaucoup de courage dans de telles situations. Je crois que nous, les Libanais, nous n’abdiquons pas devant les malheurs et les difficultés. On est très croyants et la misère rend la famille encore plus soudée.

Quelqu’un m’a dit que mon mari a été liquidé dès la première nuit. Je n’ai pas voulu l’accepter. J’attendais son retour. Il était aimé et très respecté là où nous vivions à Aïn el Jdideh, et dans tout le district de Aley. Il était l’ami de tout le monde. J’ai fait des recherches pendant plus d’une année et je vous assure que j’aimerais rentrer dans le coma pour oublier cette période. Malgré les difficultés, je n’ai pas arrêté de poser des questions, d’aller voir de hautes personnalités. Le Liban est un petit pays, tout le monde se connaît. Je suis allée partout : auprès de l’armée libanaise, à la Croix-Rouge, chez les milices, les partis. J’ai tout fait.

Des amis vivant de l’autre côté de Beyrouth venaient me prendre pour traverser la ligne verte et rencontrer un leader pour lui expliquer ma situation et lui donner des détails sur l’enlèvement de mon mari. C’était une période plus qu’humiliante. Ils m’accueillaient comme si j’étais venue mendier quelque chose. Pour les chefs de guerre, l’être humain n’avait aucune valeur. Je partais toujours avec beaucoup d’enthousiasme, croyant pouvoir obtenir une réponse positive, et je rentrais bredouille chez moi. C’était inhumain, je ne le souhaite à personne. Mon mari a disparu le 1er février 1983. Quelques mois plus tard, en septembre, le conflit dans la montagne s’est aggravé, aboutissant à l’exode des chrétiens du Chouf.

Seulement les vieux qui ne pouvaient plus courir ou quitter leurs maisons sont restés dans les villages, ainsi que ceux qui croyaient qu’ils devaient mourir là où ils sont nés et ceux qui ne voulaient pas laisser leurs animaux. Ils ont tous été tués à Aïn el Jdideh et dans de nombreux villages des régions du Chouf et de Aley. C’est là où je me suis demandé : si des personnes âgées et des enfants n’ont pas survécu, est-ce que mon mari a pu survivre ?

Grâce à Dieu, avec le temps, nous nous sommes fixé des buts et nous avons pu entamer un semblant d’oubli. Nous avons pu continuer nos vies. Je n’ai pas pu réellement compter sur l’aide de ma famille. Celle de mon mari avait quitté le pays, la mienne était dans la Bekaa, les routes étaient coupées et il n’y avait pas de moyens de communication. Chacun avait son lot de problèmes, donc j’ai préféré compter seulement sur moi-même pour ne pas encombrer la vie des autres. C’était un chemin très difficile mais je ne regrette pas d’avoir fait ce choix.

J’ai commencé alors à penser sérieusement au meilleur moyen d’élever mes enfants. J’ai cherché du travail et j’en ai trouvé dans l’école de mes enfants. Comme j’étais une employée, je n’avais pas à payer la scolarité. Voilà un problème résolu, mais ensuite comment les élever ? Comment les nourrir ? Tout était cher pendant la guerre. En 1983, la livre libanaise a été dévaluée. Je ne sais pas comment on a survécu, je n’ai pas de réponse. Je peux dire que c’est la providence.

Maintenant, trente ans sont passés, nous avons besoin d’une réponse, nous avons besoin de connaître la vérité. Nous avons besoin de faire notre deuil, de tourner la page et de penser aux personnes disparues d’une manière plus concrète. Même si nous prions pour elles, nous ne savons pas comment prier. Tu remplis un papier attestant que tu es veuve, mais où en est la preuve ? C’est toute une vie qui est en attente, c’est toute une existence qui balance entre vie et mort !

Je discute souvent de cela avec mes enfants. Je leur raconte quand j’entends des informations liées aux disparus. Je crois que j’ai bien fait de les laisser faire leur vie sans leur donner de faux espoirs. Quand ils étaient enfants, je me demandais s’il y avait des questions qu’ils n’osaient pas poser. J’avais peur de ne pas pouvoir leur répondre.

Maintenant qu’ils sont grands, ce sont eux qui me rassurent. Ils sont plus ancrés dans la vie que moi. Bien sûr, à l’intérieur de la famille, on ne se cache rien. On parle de cela, on se pose des questions. Quand un des enfants a un geste ou une intonation hérités de leur père, je leur dis que cela me fait penser à lui. C’est très dur pour moi. Quand je ferme les yeux et que j’essaye de me figurer son visage, je ne retrouve pas les détails dans ma mémoire.

C’est difficile de visualiser les traits de son visage, d’imaginer comment il serait devenu. Je sens que ce n’est pas honnête de ma part. Mais ce n’est pas ma faute. Quand il a disparu, on a tout perdu. Pendant la guerre, ils ont brûlé notre maison, tout a été pillé. Je n’ai plus d’albums photos de mes enfants, rien. J’ai seulement pu récupérer certains clichés dans la famille éloignée. Toutes ces questions me tuent. Mais, par amour pour lui, je dois continuer à remuer ce sujet.

J’ai des petits-enfants maintenant et je me dis que la vie continue envers et contre tout. Ils apportent la joie, ce sont les nouvelles pousses de la famille. Mais vous ne pouvez pas imaginer quelle blessure dans mon coeur que mon mari ne puisse pas vivre ce bonheur. C’est pour cela que je suis révoltée. On lui a tout ôté : la vie, la joie et le bonheur de voir ses enfants grandir et réussir. »

Le nombre de personnes disparues ou kidnappées entre 1975 et 1990 est estimé à 17 000. La majorité a très probablement été tuée par une des factions du conflit. Quelques centaines seraient encore en vie, emprisonnées en Syrie. Durant la guerre civile puis l’occupation syrienne qui a duré jusqu’en 2005, l’armée syrienne et les services secrets de Damas ont arrêté de nombreux Libanais qu’ils transféraient ensuite en Syrie. Quelques-uns ont été relâchés et ont témoigné des tortures et des atrocités qu’ils ont subies. De nombreuses familles espèrent que leur proche disparu est toujours vivant, retenu prisonnier en Syrie. Mais, jusqu’à présent, l’État libanais n’a pas reçu d’information officielle de la part de la Syrie à ce sujet. Aucune loi n’a non plus été votée pour que la vérité soit enfin établie concernant le sort des personnes disparues durant la guerre civile libanaise.

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"Trente ans" est un extrait de Beyrouth, chroniques et détours publié aux éditions Tamyras. Il s'agit d'un ouvrage collectif sur la capitale libanaise alliant narration et photographie réalisé par le collectif de journalistes Mashallah News et le studio de graphisme AMI. Le livre est disponible sur le site Antoine Online.  Une soirée de lancement et de dédicace aura lieu à La Bellevilloise (Paris) mercredi 26 à 19h
Photographie de Nicolas Brodard

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