J'ai soumis ce texte à Monsieur Jacques Muller, professeur d'économie et co-rédacteur, avec Arthur Keller, du programme présidentiel de Charlotte Marchandise-Franquet (encore merci, cher Jacques, pour tes relectures successives) ainsi qu'à Madame Cécile Désaunay, directrice d'études chez Futuribles. Nos échanges m'ont autorisé à penser que ma réflexion n'était peut-être pas si naïve et qu'elle méritait d'être partagée.
C'est avec une certaine appréhension que je publie ce premier billet de blog. Je vous remercie sincèrement pour le temps que vous consacrerez à sa lecture.
Si nous prenions un peu de hauteur ? Si nous regardions les choses en face ? Depuis la première révolution industrielle, les États n’ont plus pour rôle que d’essayer, par la loi, de pallier les défaillances du libéralisme. De le réguler. De lui poser des limites, des interdits pour tenter de mieux répartir les richesses, pour que tout le monde ait au moins une petite part du gâteau et ainsi limiter les velléités révolutionnaires des peuples. C’est que les pouvoirs politiques aussi tiennent à leur siège (et à leur tête). Avec quelles conséquences ? Le gâteau est certes de plus en plus gros, mais il bénéficie toujours aux mêmes. La planète meurt. Et la tendance n’est pas près de s’inverser. Pourquoi ? Parce que, comme on le dit souvent, c’est le consommateur, à la base de la pyramide, qui décide de tout. Enfin, lui tout seul ? Pas si sûr. Il aimerait bien, le consommateur, être écologiste et humaniste, mais il ne le peut pas. Pourquoi ? Parce que ce n’est pas vraiment lui qui décide, c’est son porte-monnaie. Ils aimeraient bien manger bio, les pauvres. Ils aimeraient bien acheter de l’énergie renouvelable. Ils aimeraient bien moins polluer en allant travailler. Mais ils font ce qu’ils peuvent avec ce qu’ils ont, avec les moyens que la société met à leur disposition et avec ce que les industriels leur vendent.
Alors oui, on peut dire que c’est la faute du capitalisme (ça l’est certainement), mais reconnaissons que le libéralisme a permis une augmentation de la taille du gâteau à une vitesse jamais égalée. A l’échelle macro-économique, c’est une réussite, du moins pour l’Occident... A l’échelle micro-économique, ça l’est aussi pour une petite partie de la population, mais c’est un désastre pour beaucoup. Beaucoup d’Allemands de l’Est ne regrettent-ils pas, par exemple, la sécurité, la gratuité des soins et les loyers encadrés de l’époque communiste ? Mais alors, comment réaliser la synthèse de tout ça ? Comment allier économie, écologie, répartition des richesses, santé, préservation de l’espèce et qualité de vie sans nécessairement empiéter sur la production de richesses ? En cherchant une troisième voie ? Dans un monde où les riches et les puissants sont les mêmes personnes, il faudrait un retournement des masses, global, simultané, coordonné. C’est illusoire, pour ne pas dire impossible. Et puis, pour aller vers quoi ? Combattre un système, c’est bien, mais quelle est l’alternative ?
En revanche, il est possible, dans notre monde capitaliste, d’appliquer non pas une énième rustine plus ou moins efficace, mais de l’aiguiller différemment. Il faut bien avoir en tête que dans cette économie mondialisée, un interdit, une obligation n’existent que dans la tête de ceux qui les acceptent. Créez un interdit, il sera nécessairement contourné. Lorsque vous créez un interdit, vous ne faites que remplacer le contrôle que vous ne pouvez plus exercer par de la répression, au moins aussi coûteuse, si ce n‘est bien plus, aussi bien en termes de finances que de paix sociale. Quand un être humain est suffisamment déterminé à faire quelque chose, fût-ce immoral, aucune loi ni aucune sanction ne sauraient l’en empêcher.
L’être humain n’est pas raisonnable. Il est, le plus souvent, individualiste. Ce qui guide ses décisions, sauf biais cognitif de fait inaccessible à la classe ouvrière qui n’a pas les moyens économiques de « décider » de manger bio, c’est son porte-monnaie. Sinon, pourquoi irait-il braver la loi, par exemple en vendant de la drogue ? Pour le plaisir de se mettre en danger ? Non, il n’a pour première ambition, fondamentalement, que de vivre, selon la fameuse pyramide de Maslow, en sécurité physique, alimentaire et sanitaire. Il se crée d’autres besoins quand il n’a plus à se préoccuper de ceux-là, mais, par essence, ses facteurs de stress majeurs sont ceux qui relèvent de sa survie, c’est donc ceux auxquels il se consacre en priorité.
Malheureusement, le capitalisme tel que nous le connaissons a rendu alimentation, santé, environnement et droits humains contradictoires. Nous devons constamment choisir, arbitrer, hiérarchiser nos priorités. Or, la première des priorités est de se nourrir, mais nos revenus dirigent naturellement les classes sociales les moins favorisées vers les produits les moins chers, fussent-ils dangereux pour notre santé et néfastes pour la planète, fussent-ils produits dans des conditions désastreuses. C’est cet équilibre qu’il faut rétablir.
Comment ? On peut certes appeler au boycott. D’un industriel, de la grande distribution, d’une multinationale du numérique… Mais le fait est que seules les classes favorisées ont le pouvoir d’orienter leur consommation comme bon leur semble. Les pauvres (la masse) n’ont d’autre choix que d’aller vers des produits qui leur sont accessibles. On pourrait distribuer davantage de prestations sociales ou même un revenu universel à chacun. Il faudrait le faire, en fait. Mais que feraient les entreprises si elles savaient que chaque consommateur a, disons, mille euros de revenus supplémentaires par mois ? Elles augmenteraient sans doute leurs tarifs. Normal. Après tout, autant essayer de récupérer une petite part du gâteau, d’autant plus qu’il faudrait le financer, ce revenu universel, et que les entreprises seraient sans doute mises à contribution par l’impôt, proportionnel à leurs revenus. Raison de plus pour tenter par tous les moyens de les augmenter, ces revenus…
On pourrait aussi augmenter la TVA sur les produits dits de luxe et la baisser sur les produits de première nécessité. Le problème étant que si vous appliquez un pourcentage de taxe, quel qu’il soit, sur le prix d’un produit, le fabricant est tenté de réduire ses coûts de production afin de ne pas augmenter le prix dudit produit pour le consommateur final. Comment ? La mécanique est bien connue : en délocalisant, en licenciant, en réduisant les salaires et le confort de travail, en augmentant ses capacités de production pour réaliser des économies d’échelle, en mettant un peu plus de côté sa sensibilité écologique… En résumé, si vous créez ou augmentez un impôt dans le but de réduire les inégalités, vous contribuez du même coup à réduire la qualité sociale et environnementale de la production, baisse de qualité qu’il faut pallier… par une augmentation des dépenses publiques. En d’autres termes, ce que vous récupérez en taxe proportionnelle sur la consommation, vous le dépensez en prestations et en subventions pour atténuer la casse sociale, sanitaire et écologique. Encore une fois, tout cela est « naturel », c’est à dire normal dans la culture qui est la nôtre aujourd’hui et sur laquelle nous ne reviendrons pas, tant le confort qu’elle nous apporte nous est (ou nous paraît, ce qui revient sensiblement au même) indispensable. La vocation naturelle d’une entreprise est de maximiser ses profits, la vocation naturelle d’un consommateur est, une fois qu’il a répondu à ses besoins primaires, d’améliorer son confort ou de se mettre en sécurité économique. Voilà le problème du capital contre le travail, du puissant contre le faible, du riche contre le pauvre résumé en une phrase, et devinez quoi : en l’état et parce que c’est dans leur nature, les acteurs économiques ne sauraient, ici et maintenant, agir autrement.
Bon, alors quoi ? C’est insoluble !? Oui. Demander aux pauvres de consommer autrement, taxer davantage les riches, interdire ne peuvent être des solutions. Chacun chercherait à contourner les interdits et n’aurait d’autre souci que sa propre survie d’un côté ou son propre confort de l’autre. Son propre profit dans tous les cas. Il faut penser le problème autrement pour s’en sortir et tenter de parvenir à un consensus. La solution, elle, ne se résume pas en une phrase car le problème est multifactoriel, mais il existe malgré tout une mesure qui inciterait chacun, tout naturellement et où qu’il se situe sur l’échelle sociale, à respecter le vivant, car nous y aurions enfin tous intérêt.
Imaginez qu’entre deux baguettes de pain strictement identiques, la moins chère soit celle qui a été fabriquée le plus près de chez vous. Imaginez qu’entre deux smartphones, le moins cher soit celui qui a le bilan carbone et social le plus faible. Imaginez qu’entre deux plats industriels, le moins cher soit celui qui respecte le mieux votre santé. Imaginez qu’un billet de train coûte beaucoup moins cher que le billet d’avion qui fait le même trajet. Imaginez que la taxe prélevée par l’État sur chacun de ces produits soit proportionnelle à son empreinte écologique et à son coût éthique plutôt qu’à un prix issu de la rencontre entre l’offre et la demande. Imaginez enfin que, quel que soit le produit, le moins cher soit toujours celui qui a l’impact le plus réduit sur la planète, sur l’homme et sur la santé. Une taxe éthique, en définitive.
En plus de la TVA, pour alourdir et opacifier encore la fiscalité de notre pays ? Non, ce serait inacceptable. Pourquoi pas à la place de la TVA… ?
Que se passerait-il ? Comment les entreprises adapteraient-elles leurs produits et leur production ? Beaucoup d’entre elles cherchent à faire baisser le prix final de leurs produits. Mais comment faire quand baisser les salaires augmente le coût social, quand remplacer un ingrédient sain par un autre de mauvaise qualité augmente le coût sanitaire, quand réduire le nombre d’usines augmente les temps de transport des marchandises et donc le coût environnemental ? Elles se rapprocheraient donc du consommateur final, elles auraient moins (voire, dans certains cas, plus du tout) recours aux pesticides, aux terres rares, à la déforestation, elles fabriqueraient des produits plus sains et plus simples, elles supprimeraient les emballages superflus, elles respecteraient les droits de l’Homme dans leurs usines et leurs mines, les compagnies aériennes n’auraient plus intérêt à maintenir des lignes courtes…
Le consommateur, lui, saurait que, à produit similaire ou fonction égale, la valeur marchande d’un produit donné est proportionnelle à son impact sur sa santé et sur la planète. « Moins c’est cher, meilleur c’est pour moi, pour les gens qui l’ont fabriqué et pour la Terre. »
Cela exclut d’emblée une taxe proportionnelle qui fonctionnerait sur le principe de la TVA. Cette taxe éthique serait donc fixée par les pouvoirs publics, par catégorie de produits (mais pas en pourcentage) et applicable partout sur un territoire défini. La France, par exemple…
Comment la calculer ? Selon deux critères objectifs et deux critères subjectifs. En termes de santé, on sait faire : il existe le Nutriscore et le score Siga. Il suffit de le calculer pour tous les produits alimentaires. En termes d’impact environnemental, on doit pouvoir calculer, en ayant recours à la méthode d’Analyse du Cycle de Vie, l’empreinte complète d’un produit (de l’extraction des matières premières à sa fin de vie) ou d’un service, chaque intermédiaire étant responsable de l’actualisation du prix en fonction de sa propre contribution à cet impact. Quant à l’impact humain, pourquoi ne pas le rendre déclaratif ? Chaque travailleur aurait le droit d’évaluer ses propres conditions de travail. Voilà qui donnerait un pouvoir certain aux salariés et qui inciterait les dirigeants des entreprises à prendre soin de leur main-d’œuvre. Reste, enfin, la qualité du produit : cette fois, le client pourrait l’évaluer et donc avoir également une incidence sur le prix du produit : plus les clients sont satisfaits, plus la taxe baisse et donc plus le prix du produit baisse.
Comment contrôler son application ? Chaque produit vendu sur le territoire devrait la prendre en compte et, le calcul de la taxe étant informatique, il serait facile de rendre tout cela open-source : public, vérifiable, transparent.
Quel serait l’impact sociétal d’une telle mesure ? En vrac : réduction drastique des temps de transport des marchandises, de la pollution sous toutes ses formes (les conséquences sur la déforestation, les pesticides, les engrais chimiques, les perturbateurs endocriniens seraient significatives…), amélioration de la qualité de l’alimentation de toute la population, donc baisse des coûts de santé pour la collectivité, amélioration des conditions de travail (jusque sur les sites africains d’extraction des minerais nécessaires à nos outils connectés, car une absence d’évaluation de toute la chaîne de production rendrait le marché français inaccessible au fabricant), rééquilibrage des pouvoirs dans les entreprises, relocalisation des productions et création d’emplois… Préserver l’environnement, l’humain et la santé deviendrait vital pour les industriels et tout le monde s’y retrouverait. Fin du débat entre économie et écologie : les deux iraient enfin de pair, tout simplement parce que l’économie aurait intérêt à être écologique.
Voilà comment réorienter le capitalisme dans la bonne direction et dans l’intérêt de tout et de tous. Tobin voulait moraliser la finance et les échanges boursiers (ça reste indispensable), il s’agit ici de moraliser à la fois la production et la consommation. Et tout ça sans créer le moindre interdit, ce qui limite les risques de transgression et donc le coûteux recours à la répression.
Il reste à standardiser la méthode d’Analyse du Cycle de Vie afin de calculer au plus juste l’empreinte carbone de chaque produit et à créer les outils qui permettront d’automatiser le calcul de ladite taxe. Une fois ce travail effectué, le capitalisme deviendra naturellement vertueux et écologique… par nécessité économique.