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Billet de blog 10 mai 2011

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PJ Harvey: captures de l'Angleterre ordinaire

Après le magnifique Let England Shake, sorti au début de cette année 2011, PJ Harvey nous propose aujourd'hui une mise en images somptueuse de l'ensemble des 12 morceaux qui le composent, et nous convie à une exploration socio-poétique des recoins ordinaires de l'Angleterre.

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Après le magnifique Let England Shake, sorti au début de cette année 2011, PJ Harvey nous propose aujourd'hui une mise en images somptueuse de l'ensemble des 12 morceaux qui le composent, et nous convie à une exploration socio-poétique des recoins ordinaires de l'Angleterre.

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PJ Harvey fait partie de ces artistes exigeants dont les élans créatifs ne s'épuisent pas avec le temps, bien au contraire. D'une densité charismatique égale, l'artiste originaire de Somerset, Angleterre, n'a jamais proposé de disque réellement faible tout au long d'un parcourt musical composé désormais de 10 opus. Son premier album, Dry (1993), délivre une obscure incandescence dans laquelle la voix déchirée de la jeune chanteuse se démène avec les riffs massifs des guitares électriques qui l'entourent, et annonce une approche pour le moins rugueuse de la musique. Mais c'est avec To Bring You My Love que Polly Jean Harvey accède à la reconnaissance. Accidentés, les reliefs brutaux qui sous-tendent les arrangements des chansons génèrent un blues névrosé plein de panache et d'inventivité, et PJ Harvey devient vite une référence dans les espaces du «rock alternatif».

Parfois masculine, d'autre fois d'une féminité licencieuse, toujours pleine de caractère, la voix convulsive de PJ Harvey marque. La jeune femme n'a pas peur d'arracher quelques rhytmiques agressives sur sa guitare électrique. De la gravité noire qui imprègne ses morceaux émerge une grâce pleine de contraste, où affleure une volupté irrésistible. Stories from the City, Stories from the Sea (2000), son sixième album, touche un plus large public en distillant une musique rock plus acessible; sur l'un des morceaux (This mess we're in), PJ Harvey chante aux côté de Thom Yorke (le chanteur de Radiohead).Avec le superbe White Chalk, son huitième album (2007), PJ Harvey brouille les cartes et poursuit ses expérimentations: elle propose des chansons essentiellement composées au piano, loin des brisures maladives des guitares électriques, où ses feulements torturés accèdent à d'autres territoires sentimentaux.

Avec son dernier album, Let England Shake, PJ Harvey a choisi de parler de l'Angleterre, sa terre natale. L'album a été enregistré dans une église anglaise du 18ème siècle, sur une colline surplombant la mer, avec l'aide de ses vieux alliés: Flood, John Parish, et Mick Harvey. Dans cette suite musicale alternent mélodies pop, ballades pastorales, envolées fièvreuses avec un souci du détail et de la retenue qui confère au disque une élégance prodigieuse. Transportée de spectres et d'échos, la voix de la chanteuse s'adoucie parfois, demeure hargneuse ailleurs, enivrante toujours. Alors que ses précédents disques visaient directement l'inflammation émotive, Let England Shake s'attache pour sa part à parler d'un «pays» concret, physique, historique et géographique, des existences qui s'y déroulent dans leur phénoménologie naïve et répétée, tente d'approcher les retombées sentimentales amenées par les divers conflits qui bordent la quotidienneté élémentaire du monde, de déceler leurs inscriptions diverses, dans un regard, un trajet, une ride, une marée. Délaissant les ravins fuyants de l'intériorité, PJ Harvey se tourne ici vers les demi-teintes de l'extériorité, pose un regard tendre et poignant sur les choses qui l'entourent et par où l'humain transite.

Doucement, avec prudence et humilité, PJ Harvey parle ainsi de la guerre, chante son immixtion presque imperceptible dans l'écume des jours, la succession banale du temps, le grain des paysages. «Je pense que la majorité de mon travail concernait l'intériorité, les émotions, ce qui se passe à l'intérieur d'un individu. Cette fois, j'ai voulu regarder au-dehors, pas seulement pour jeter un coup d'œil sur l'Angleterre, mais surtout sur le monde et sur les événements qui le traversent aujourd'hui. Mais toujours en essayant d'approcher le point de vu de l'humain. Je ne me sens pas capable en effet de chanter depuis le point de vu surplombant du politique: il est plus évident pour moi de chanter à la manière d'un humain affecté à son niveau par les politiques plus générales mises en œuvre ailleurs». Cette posture sensée s'avère artistiquement fructueuse: évitant les grandes protestations politiques épuisantes et maladroites auxquelles se sont souvent adonnés certains musiciens et groupes de rock (pour faire oublier parfois leurs lacunes proprement artistiques), elle parvient à atteindre de manière bien plus sûre et sensible l'impact du politique sur les segments les plus fins de l'être. Elle nous livre ainsi un document amplement suffisant, expressif de lui-même, relatant les troubles illisibles qui planent à l'orée de cette nouvelle décennie 2010, les mémoires abîmées et les stigmates dispersés entre les hangards, les couronnes de roses et les ballades effacées sous la pluie océanique.

C'est le photographe Seamus Murphy qui s'est occupé de mettre en images les 12 chansons qui composent Let England Shake. Le mariage de l'image et de la musique fait certainement partie des alliages esthétiques qui produisent les alchimies artisitiques les plus réussies. Tout le génie de l'artiste consiste alors à capter l'esprit d'une œuvre, image ou musique, et de le retraduire dans un autre média pour produire, comme le suppose les théoriciens de l'émergence, une augmentation (le tout est plus que la simple somme des parties). Seamus Murphy y parvient à merveille. Ses images, le ryhtme du montage, le choix des lumières, du point, des contrastes et des couleurs épousent à la perfection chacun des morceaux et nous livre, facette par facette, un univers proche et complet dans lequel on se laisse immerger avec bonheur. Tout au long de ses douze clips vidéos, introduits par les paroles d'individus communs, on explore passionnément l'atmosphère maussade de l'Angleterre ordinaire, sa mélancolie nuageuse, sa grisaille rassurante et nostalgique, ses aspérités tranquilles, ses lumières inégales, des hommes et des femmes en prise simple avec l'existence. La poésie que nous croisons tous les jours sans la nommer, que la conscience observe du coin de l'œil, sans bruit, est ici prélevée délicatement. L'enchaînement des vidéos propose un déroulement narratif exploratoire, une sorte de poésie documentaire où les vies minuscules qui parcourent l'Angleterre et le monde retrouvent une dignité égale, sereine, étincelante de simplicité.

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