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Billet de blog 19 avril 2011

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Patrick Tosani: l'envers de l'enveloppe

Une exposition consacrée au travail de Patrick Tosani débute le 20 avril 2011 à la Maison européenne de la photographie, à Paris.

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Une exposition consacrée au travail de Patrick Tosani débute le 20 avril 2011 à la Maison européenne de la photographie, à Paris. L'occasion d'apprécier les effets d'échelle, le décalage des surfaces apparentes et l'envers mystérieux des enveloppes usuelles qui caractérisent son œuvre.

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Avant de se lancer dans la photographie, il y a une vingtaine d'années maintenant, Patrick Tosani a poursuivi des études d'architecture, où il entre en contact avec l'idée de précision, de clarté, de construction. De fait, divers, son travail photographique répond cependant a quelques critères régulièrement observés: netteté des résolutions, nudité des couleurs, frontalité de la prise de vue, lumière clinique, neutre, agrandissement documentaire des photographies, désuétude des mises en scène. Patrick Tosani s'inscrit dans la veine minimaliste, paradoxalement plus à même d'interroger la force de l'image.

L'art de Patrick Tosani est à juste titre qualifié de conceptuel: l'acte médiatif constitué par l'enregisrement s'exhibe dans son ambiguïté à chaque image. Le photographe travaille autant sur la médiation photographique que sur l'objet photographié: «ma photographie est enregistrement puis témoignage d'une expérimentation». Mais la manière de faire médiation influence aussi la manière de faire objet, notamment lorsqu'il s'agit de proposer des agrandissements d'objets parfaitement usuels capturés dans leur concept, c'est-à-dire hors de leur insertion dans les scènes de la vie quotidienne, décontextualisée: ainsi de cette cuillère monumentalisée, dressée à l'horizontale et dont on ne livre que l'extrémité, de ce talon de chaussure gigantesque, de cet immense tambourin maculé de lacérations répétées (l'agression des ongles) changé soudainement en orbe blessée, ou de ce soulier, proposé en quadryptique, dont on découvre la découpe longitudinale, l'accumulation des strates de la semelle, les points de colle, le relief du fil, les irrégularités du cuir.

Le changement d'échelle opéré permet de reconstituer une vision décalée des objets banals, de leur donner une nouvelle manière de s'offrir à la perception. Ils subissent une sorte de réévaluation phénoménologique. Dans cette optique, on pourrait rapprocher le travail de Tosani de celui effectué par Francis Ponge en poésie, dans Le parti pris des choses. La cuillère photographiée dans sa forme isolée de cuillère, décontextualisée («je n'ai effectivement pas d'histoire à raconter» avoue Patrick Tosani), ne présente pas d'intérêt si l'on ne se confronte pas à l'agrandissement proposé par le photographe, où géologie et géographie des choses deviennent perceptibles; ce qui constitue une bonne raison de se rendre à la Maison européenne de la photographie pour regarder ces images dans le format dans lequel elles ont été pensées.

Si toutes les idées de Patrick Tosani ne suscitent pas un enthousiasme débordant, manquant par endroit ce vertige que peut provoquer parfois la démarche conceptuelle en art (partir des idées, des concepts, pour atteindre la réalité sous un nouveau jour), le travail proposé sur les vêtements demeure néanmoins particulièrement fécond. Doublé d'un usage habile et opportun de la sérialité, la suite de portraits consacrés à de jeunes palestiniens réinterroge de façon troublante la rapport entre l'enveloppe et l'intérieur, l'envers et l'endroit, le corps et son contact avec la matière adaptée, celle de l'habit. Enveloppe au statut ambigu: à la fois support d'une protection, à la fois vecteur d'une exhibition.

On découvre de jeunes enfants auréolés de leur chemise, repliée fixement au-dessus de leur tête, imprimant un halo tempéré sur les traits solennels composant leurs visages. Exposé les uns à côtés des autres, ces visages forment les motifs évidents d'une sarabande efflorescente en perpétuelle évolution, malgré sa fixité effective: l'œil va et vient, scrute, se détourne et retourne à cette suite de corolles bleu turquoise, rouge coquelicot, vert jade, jaune orangé…. Le visage juvénile, innocent et grave déjà des enfants, est habillé d'une manière différente, un peu comme si ces enfants expérimentaient une nouvelle manière d'habiter ces vêtements qui les couvrent avec une régularité imperceptible d'ordinaire. Une suspension prolongée, extatique, où l'être-là se reconfigure. «Ce qui compte pour moi, c'est la façon dont l'enregistrement photographique témoigne d'un phénomène tangible, logique, d'une présence réelle, mais où, finalement, la réalité est mise en cause, interrogée, déjouée et questionnée de manière poétique et presque existentielle dans notre rapport au monde.»

Dans la série Masques, un travail sur l'absence et la présence du corps fonctionne égaement plutôt bien. Tosani a photographié des pantalons évidés, par le haut, nous plongeant dans la descente ondulé de chacune des deux jambes. Nous pénétrons dans ces lieux où l'oeil demeure habituellement absent; et c'est l'absence même de la chair, du corps, que l'on observe avec attention, cherchant sa trace dans les moindre replis de ces vertigineux méandres ou nous nous laissons tentés, gagnés par l'ivresse un peu bête de se réfugier dans cette enveloppe de tissu rassurante, se recroqueviller dans l'espace consacré au bassin, de rouler dans les doux tunnels prévus pour les jambes: voici l'habit changé en habitacle. «L'hypothèse du corps reste tenace dans la factualité des vêtements, leur présence visuelle, leur référence à la communauté humaine, à l'anthropologie.» Où sommes-nous chaque jour, enlacés dans ces vêtements communs ? Qui sommes-nous? Comment sommes-nous? Voilà quelques question que Patrick Tosani, au détour d'un objet dépouillé, parvient curieusement à atteindre, parfois.

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Exposition P. Tosani, Œuvres, 1980-2011, jusqu'au 19 juin 2011 à la Maison Européenne de la Photographie, 5/7 rue de Fourcy, Paris 4ème (ouvert du mercredi au dimanche inclus).