Chaussez cette paire de lunettes filtrantes à féminisme variable pour le temps de la démonstration. L'exercice est bénéfique, à peu de choses près : en clignant des yeux, on perçoit des zones d'éblouissement bien après la simulation.
La petite histoire du Cluedo
1943. Eva et Anthony Pratt, un couple d'anglais vivant paisiblement près de Bournemouth, en Angleterre, décrits comme "modestes et pareils à tant d'autres", se consacrent en réalité à élaborer le scénario macabre -et inoffensif, de ce qui deviendra Murder, puis Clue, plus connu à présent sous le nom de Cluedo. Les temps de guerre ralentissent le processus, jusqu'à l'édition du jeu commercialisée, en 1949, par la maison Waddington Games.
L'histoire dit que lors de la visite à Waddington pour sceller le contrat, le couple était accompagné de leurs amis Mr. and Mrs. Bull, qui avaient eux-même conçu auparavant le jeu Buccaneer. Ces joyeux drilles se lancèrent dans une partie-test du Cluedo sous l'oeil attentif de M. Watson (ça ne s'invente pas!), directeur général de la société, qui embrassa alors le projet, enthousiaste.
Le déroulement est simple : débusquer parmi ses partenaires de jeu, l'assassin du Docteur Lenoir, propriétaire du Manoir. On remarque au passage que la désolante constante qui veut que les personnages noirs meurent en premier dans les films et séries, s'applique ici également. Blague à part, pourquoi pourrait-on déduire de son nom que le Dr Lenoir était réellement noir ?
Simplement parce que M. et Mme Pratt, ont pris soin de stéréotyper à l'extrême leurs personnages, ce qui a eu pour conséquences :
- de rendre le jeu extrêmement populaire, avec ses personnages aux traits marqués, caricaturés, facile à mémoriser et attachants
- mais on le verra également, à nourrir un imaginaire manichéen, sexiste, et truffés de clichés aussi nocifs pour les petits garçons que pour les petites filles.
Ainsi, je peux supposer que le doc Lenoir est noir puisque par le même principe de glissement, Scarlett Rose se caractérise par sa robe et son rouge à lèvres rouges, que le Colonel Moutarde porte un costume rappelant la chambre de Rouletabille, que Madame Blanche Leblanc arbore un teint diaphane et un air pincé, et ainsi de suite. Cependant, il faut rendre tout à fait justice au couple Pratt : en réalité, tous les personnages sont et resteront caucasiens...jusqu'en 2008, où Professeur Olive devient afro-américain.
Voici à quoi ressemblait la toute première version : sept personnages dont l'assassiné, des armes plus ou moins raffinées, et des pièces hautes en couleur. On trouvera dans cette joyeuse faune, Doctor Black (le Docteur Lenoir), the Reverend Mr. Green (le Révérend Olive), Professor Plum (le Professeur Violet), Miss Scarlet (Mademoiselle Rose), Mrs Peacock (Mme Pervenche), Nurse White (Madame Leblanc), Colonel Yellow (Colonel Moutarde). Les armes mortelles, tout droit sorties de l'imagination des Pratt, comportaient bombe, matraque, corde, canne irlandaise et autres bijoux d'inventivité. Le plateau de jeu dessiné par Madame Pratt, mettait donc en scène un manoir tout ce qu'il y a de plus anglais, avec une salle d'armes qui fut supprimée par la suite.
Monsieur Pratt, ancien conseiller juridique, aurait souhaité être pianiste professionnel; faute de prestige, il aura en plus été lésé de ses droits relatifs à l'exploitation de Cluedo, signant une décharge malencontreuse en 1953. Triste histoire. Une pensée cependant pour Mme Pratt qui elle, rejoindra le puits sans fond des dames inconnues qui ont marqué l'histoire. Un très bon test ? Personne ne viendra à votre soirée, déguisé.e en "Madame Pratt, tu sais..." et personne n'écrira en pouffant, le nom de Madame Pratt sur un post-it, avant de l'afficher sur le front d'un.e ami.e.
Quand Hasbro agite le bistouri (dans le respect des traditions)
Il existe plusieurs versions du Cluedo, des dizaines de réédition et d'ajustements du scénario. Globalement, tous les personnages ont gagné en complexité et donc en crédibilité, au fil des rééditions. Pour enrichir le story telling, les éditeurs ont éraflé leurs personnages mystérieux : démêlés avec la justice pour Pr Violet, scandale amoureux pour Scarlett, descente aux enfers et deshéritage pour Mme Pervenche...tout ce petit monde en prend pour son grade.
Toutefois, c'est Mme Leblanc, en réalité, qui en pâtit le plus : elle est rajeunie de vingt ans dans la version de 2008, passant en plus du statut de gouvernante à...une ancienne enfant-vedette qui a raté sa carrière. En 2016, la boîte américaine, Hasbro, qui avait préalablement racheté Waddington en 1994, supprime définitivement le personnage, pourtant seule femme âgée de plus de quarante ans dans le jeu. Elle est jugée "démodée". L'entreprise invoque le besoin d'aller vers du neuf, après 70 ans d'âge, et le désir d'envoyer bouler les stéréotypes de genre.
Cette déclaration peut laisser rêveur. Effectivement, la remplaçante, Docteur Orchidée, est une jeune femme asiatique, brillante et froide, spécialiste des plantes, fille adoptive cachée de Dr Lenoir. Le magazine Time s'émeut, à l'époque : c'est la première femme à revêtir une véritable profession. Visiblement, l'activité de gouvernante ne figure pas parmi les "professions officielles"...malgré la dévotion de Madame Leblanc à feu son employeur. Mais laissons à une autre fois, l'analyse du caractère asservissant du statut de gouvernante ou de maîtresse de maison. Finalement, nombreux.ses sont celles et ceux qui veulent juste jouer pour se vider la tête et ne souhaitent pas s'embêter avec les problématiques de rapports de force. La preuve, le blog trictrac.net, plateforme collaborative de passionnés de jeux en tout genre, consacre un article à la disparition de Madame Leblanc, et conclue ainsi : Une seule question reste sur toutes les lèvres : qui va dorénavant préparer le dîner au manoir Tudor ?
Dr Orchidée est un personnage solide, représentant la femme moderne; mais à quel prix ? Au prix du remplacement de la seule femme aux cheveux blancs du plateau. Au prix d'une compilation de nouveaux clichés, un "stéréotype en remplaçant un autre" comme le dit un internaute, Gavin Mcmahon, sur twitter : l'archétype de la jeune femme asiatique surdouée, spécialiste d'une discipline scientifique, calculatrice et glaciale. Si l'on fait l'effort de passer "au dessus", reconnaissant l'effort de la maison d'édition d'introduire une femme active et indépendante, on est vite rattrapé par le passé de Lady Orchid : élevée en secret par son père adoptif, Dr Lenoir. Ainsi, le jeu établit un lien affectif évident entre l'ancien personnage bazardé - Mme Leblanc - et le nouveau, faisant cohabiter rétroactivement les deux, et par un tour de passe-passe, installant dans le coeur des fan du Cluedo, la nouvelle petite protégée.
Soyons francs : Un docteur Orchid masculin aurait-il été nécessairement présenté comme "fils adoptif", scientifique surdoué, froid et calculateur? Non. Cependant, il aurait pu être "célibataire endurci", et le jeu n'aurait pas cherché à justifier l'absence de mariage par un mystérieux père adoptif sorti de nulle part. Lady Orchid, elle, ne pouvait décemment choisir le célibat sans frère jumeau ou autre père adoptif...une présence masculine étant quand même la moindre des choses pour endiguer une potentielle perdition féminine.
Bien qu'on puisse reconnaître un début d'effort, pour envoyer "bouler les stéréotypes de genre", on repassera.
Maintenant que le constat est dressé, force est de constater qu'il s'étend à tous les personnages. Loin de la complexité de la pièce de Robert Thomas, 8 femmes, sortie à la même époque et dont l'univers n'est pas sans rappeler le Cluedo, on a affaire à des femmes (souvent) célèbres et (toujours) pathétiques, vénales ou désargentées, manipulatrices, dépravées. La beauté et la séduction est leur seul atout. Comment mimer le langage, le comportement de Madame Rose ou de Madame Pervenche lorsqu'on est une petite fille, une adolescente ? Le jeu, qui propose d'incarner un personnage tout au long de la partie, laisse perplexe quant aux possibilités réduites de donner de la consistance à ses personnages féminins. Le choix revient donc à choisir un personnage masculin (un professeur, un révérend, un colonel...de quoi stimuler, cette fois, l'imagination) ou à incarner un archétype de femme, qui n'a ni passion, ni statut, dont il faut réinventer l'identité et le langage, pour en redessiner des contours plausibles et donner du relief à la partie.
Car oui, le Cluedo est aussi un jeu de rôles. La chance constituant une grand part du déroulement, c'est aux joueurs ensuite de donner la teinte qu'ils souhaitent à la partie.
Les dés sont joués ? Pas si sûr. Si Habro se désole du côté vieillot et démodé de Mme Leblanc, et ne voit comme solution qu'un remplacement cosmétique, je veux bien me prêter au jeu de rebattre les cartes. Réinventer chaque personnage du jeu original est un exercice, je crois, nécessaire, à ce point de l'article. Ne serait-ce que pour pallier au fameux "si t'es pas contente, n'y joue pas" qu'on risque de me flanquer. Deux personnages pourront servir d'échantillon : Pervenche et Moutarde.
Une nouvelle palette de personnages vachement-plus-vrais-qu'ils-ont-l'air-réels
Monsieur Moutarde ? Colonel Moutarde, néerlandais, avait fait ses classes en Afrique du Sud, où il avait participé à la seconde guerre des Boers, en 1901. Sa haine de noirs n'équivalant que celle des anglais, il ne s'était jamais vraiment remis de la guerre, était devenu mutique et ne sortait plus de sa villa que pour aller massacrer le lion.Le sort s'acharna sur Moutarde, lorsqu'il tomba rageusement amoureux d'Anne Galdwin, une anglaise fraîchement installée à Johannesburg. Sur le point de partir rejoindre sa mère au pays, il resta pour elle, sans parvenir à l'approcher ni à lui déclarer sa flamme. Désespéré, il alla vivre chez sa soeur Grünt avant de prendre une retraite anticipée et de se reconvertir dans l'import-exports d'objets précieux. La plupart des objets du Manoir ont été fournis par le Colonel, un homme taciturne et secret, qui frustré, évitera désormais le regard des femmes. Solide, voix de crécelle, pantalon de golfe.
Madame Pervenche ? A fait ses études à Paris. Terrorisée par son père, elle a cependant retardé le moment de voler hors du nid, continuant à s'occuper de lui à son retour. A sa mort, chancelante, riche héritière, elle prend un travail. Elle y prend goût, et après un passage comme dactylographe, elle reprend le chemin de l'Université et obtient le droit d'étudier l'économie à Cambridge, où elle rencontre celui qui deviendra Dr Lenoir. Elle fait mine d'être à l'aise en société avec sa situation de célibataire de trente cinq ans. Sa solitude alterne des moments de joie féroce et des crises de désespoir, paralysée par la pression extérieure. Dans son laboratoire de recherche, Ronney cherche grossièrement à la séduire. Elle le trouve repoussant, mais quelque chose l'attendrit. Après quelques essais pathétiques, elle lui fait cracher le morceau : il est homosexuel. Ils décident de se marier. Leur ménage sera heureux, espace de liberté et de respect, où les amours se succèdent et jamais ne se partagent. Ronney meurt en avril 1945 d'une pulmonie. Recontactée par le cabinet, elle se lancera dans la politique en 1941, et restera jusqu'au bout soutien inconditionnel de Winston Churchill. Elle ne se remariera pas. Nerveuse, affable, maladroite.
Quid des autres personnages ?
Ms Scarlett Rose. Profession : Costumière. Asexuelle. Cérébrale. Sujette aux tocs : retire sa chaussure pour se gratter consciencieusement le tendon arrière. Au fait : la vraie Scarlett elle fait quatre vingt cinq kilos, et elle est superbe.
Monsieur Violet. Profession : Enseignant-chercheur en paléontologie. Distrait. Célibataire sans s'en soucier. Ne sait pas dire non.
Diane Leblanc. Profession : Maîtresse de maison. Grande blagueuse dans l'âme. Pas moraliste pour un sou. Ancienne suffragette. Veuve d'un commerçant libanais dont elle n'a jamais eu d'enfant, pour la bonne raison qu'elle était parfaitement à l'aise seule à bord.
Monsieur Olive. Profession : Révérend (pasteur mais pour les anglicans). Marié, cinq fils. Il lui manque un lobe d'oreille. La fin de ses phrases se suspend en une interrogation éternelle. Cultive une passion secrète pour la famille Royale. S'occupe de son fils non valide la plupart du temps. Rougit rapidement.
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Autant de portraits personnalisables à l'infini, dans le grand rubik's cube qu'est la vie réelle. Si redessiner les portraits pauvres en nuances de Cluedo est amusant, cela n'est pas évidemment mon cheval de bataille. Néanmoins être vigilant.e aux détails de la vie quotidienne, les détails mortifères, et chercher à les rectifier, peut sans doute amener une bouffée d'air. Combien de femmes de mon âge ont joué et rejoué au Cluedo dans leur enfance ? Combien de gamines qui ont du se construire en zigzagant entre les archétypes insupportables ? Comme le dit la terrassante Hanna Gadsby dans son spectacle Nanette :
"Art history taught me there’s only ever been two types of women. A virgin or a whore"
- Mais qui a tué Mme Leblanc ? - (07/2016) https://www.trictrac.net/actus/cluedo-mais-qui-a-tue-mme-leblanc
- Who killed Mrs White? (It was Hasbro, on the drawing board, with political correctness) - (07/2016) https://www.theguardian.com/commentisfree/2016/jul/05/mrs-white-hasbro-cluedo-dr-orchid-board-games
- WIKI Cluedo - http://fr.cluedo.wikia.com/wiki/Wiki_Cluedo
- Final Clue mystery solved : it wasn't Miss Scarlett or Colonel Mustard - (08/1997) - http://www.theartofmurder.com/
- The Forgotten Mr Cluedo - (08/2009) - https://www.express.co.uk/expressyourself/120990/The-forgotten-Mr-Cluedo
- Nanette, one woman show d'Hanna GADSBY (2018) disponible sur la plateforme Netflix