Ce texte a été écrit et lu lors de l'événement « Immigration : de quoi avons-nous peur ? » le 20 juin dernier au Palais de la Porte Dorée.
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« Pendant qu’il est trop tard. » Cette expression figure en grandes lettres dans le dernier film de Léos Carax que j’ai vu il y a quelques jours. J’aime son trouble. Il est trop tard oui. Mais le temps s’ouvre toujours. Et son rythme, son montage, son souffle, peuvent encore nous appartenir. C’est même dans notre capacité à ouvrir le temps, au présent, que nous pouvons lutter contre certains futurs, ainsi nommés dans ce même film : « quand la haine pourra crier hourra ».
C’est un très beau film de colère, d’appel à la résistance vécue non dans les idées, qui sont toujours-déjà mortes quand on les formule mais dans les sensations, et un film comme souvent Carax, sur l’enfance : l’art de tous les débuts. Et j’ai bien conscience que je parle ici et maintenant beaucoup pour mes enfants.
De quand date ce « trop tard » ? Qu’est-ce qui le définit ?
Est-ce le 20 décembre dernier, quand les députés de l’Assemblée nationale ont voté la loi immigration voulue par le gouvernement ? En remettant en cause le droit du sol. En demandant aux étudiants étrangers de n’arriver en France qu’en payant d’avance leur billet de retour ? Et en commençant d’appliquer la dite « préférence nationale » dans l’exercice de la médecine ? Ou bien est-ce avant, depuis plus longtemps : depuis que les écoles, censées incarner la confiance collective dans l’enfance, sont de plus en plus ségréguées ? Depuis que des policiers considèrent qu’ils ont licence de brutaliser et même tuer, comme il y a un an le jeune Nahel Merzouk à Nanterre, ou les adolescents forcés de s’agenouiller à Mantes-la-Jolie en décembre 2018 ? Ou depuis qu’une femme voilée a été offerte à une humiliation publique en pleine séance d’un conseil régional à Besançon, en octobre 2019 ?
Je cite ces faits-là, je pourrai en citer d’autres notamment bien sûr dans le champ médiatique où les idées racistes se déchaînent. Il est difficile de maintenir une mémoire des faits qui surmonterait l’hypnose médiatique. Une mémoire qui surmonterait aussi les messages contradictoires auxquels nous sommes soumis, au mépris de l’ordre symbolique, des institutions et de la mémoire collective lorsque Missak et Mélinée Manouchian sont entrés au Panthéon seulement quelques semaines après la promulgation de cette loi qui bafoue les droits élémentaires des étrangers en France.
Tout l’effet auquel prétend la dissolution de l’Assemblée nationale décidée le 9 juin, c’est un « par surprise ». Mais beaucoup plus qu’un « par surprise », nous assistons depuis longtemps à un mouvement de fond, complaisant, appuyé, contre qui ? Contre ceux qu’on nous désigne comme étrangers, immigrés, pas assez français. Ce mouvement qui conduit à la victoire aux élections européennes le 9 juin de l’extrême droite, et à une dissolution qui risque de porter au pouvoir l’extrême droite, est le résultat d’un long mouvement de stigmatisation, de harcèlement, de maltraitance, de racisme actif et passif dans notre pays.
D’ailleurs, de quels étrangers parle-t-on ? Depuis si longtemps on nous assigne à la haine. Étrange sentiment car dans la haine l’objet de la haine est flou. Est-ce le « migrant », clandestin ou non ? Est-ce « l’immigré », les enfants ou petit-enfants d’immigrés, les musulmans, les juifs ? Cela flotte. L’objet change. Il se modifie en permanence mais la haine subsiste avec sa cible floue, mouvante, caractéristique de la haine. Ce flottement n’est pas seulement hasardeux. Il sert à intégrer progressivement dans une même cible des immigrés et des milliers de français d’origine immigrée. Il prétend s’en prendre à l’immigration mais c’est un mouvement de mutilation qu’il entreprend dans notre pays, avec des français d’aujourd’hui, rendus suspects, petit à petit, parce que musulmans, ou non-blancs, suspicion qui se réverbère en retour sur tout immigré dont on nous propose d’anticiper qu’il pourrait avoir un jour des droits égaux en tant que français. Annexions morbides du futur.
Ce qui s’est passé le 9 juin dans les isoloirs et dans les têtes est une des réalisations les plus spectaculaires de ce flou artistique de la haine : la haine de l’Europe a été consacrée par la victoire du parti de la haine des étrangers, les deux haines proférées par un même vote. Le scrutin a été celui d’un nationalisme au carré pour dire : la France nous suffit sans l’Europe ; et cette France, elle ne doit être qu’une France de Français, blancs, de culture chrétienne, ne donnant aucun soupçon d’étrangeté à une définition identitaire de la nation.
La mise en place d’une politique raciste, ce n’est pas un effet collatéral si le Rassemblement National arrive au pouvoir. Ce sera son activité principale. Son fonds de commerce, ses moyens et son but, sa rengaine systématique : rien d’autre.
C’est pourquoi les élections à venir, ces élections qu’on nous impose et qu’on nous extorque, ces élections qui ont été mises en place comme une véritable agression, nous forçant à la stupeur, elles ne peuvent être gagnées que si nous sortons de la stupeur en nommant ce qu’elle veut imposer à notre société : le racisme ; et en proposant pour réponse principale, massive, la lutte contre le racisme.
C’est-à-dire contre l’abandon de notre dignité à tous.
Contre une simplification de la société qui signifie en fait notre assassinat collectif.
Contre une structure de meurtre et d’autodestruction. Car le racisme, c’est le point commun le plus objectif entre Donald Trump et Vladimir Poutine, entre Benjamin Netanyahou et Victor Orban.
Je voudrais dire quelques mots ici en tant que personne juive, issue d’une famille survivante de la Shoah telle qu’elle a été perpétrée ici, sur le territoire français. Pour ne pas parler de mon origine polonaise car il n’est resté personne de ma famille en Pologne. Immigré en France mon grand-père a survécu, ainsi que ma grand-mère et leur premier enfant, en s’enfuyant vers la Suisse. Mais pas le frère de mon grand-père, ni sa femme, ni leurs trois petites filles qui, restés en France, ont tous été déportés et assassinés.
J’aimerais rappeler les circonstances, et la structure profondément xénophobe qui ont permis que soit perpétrée en France, avec les institutions françaises, la mise à l’écart systématique, la déportation et l’assassinat de milliers de personnes ciblés comme étrangers. Dans un peu moins d’un mois, ce sera l’anniversaire de la Rafle du Vel d’Hiv : une rafle qui put avoir lieu dans cette ampleur, dans cette violence, dans ce pari tenu sur sa faisabilité parce qu’elle s’en prenait aux « juifs non nationaux ». À eux, et à leurs 4000 enfants qui était massivement français, français par ce droit du sol qui est aujourd’hui bafoué dans la loi immigration, bafoué à Mayotte, et que le Rassemblement national menace de supprimer en tout premier s’il accède au pouvoir.
La rafle du Vel d’Hiv a été précédée d’une autre rafle de juifs uniquement étrangers, uniquement des hommes adultes qui étaient si uniquement des étrangers, qu’on a beaucoup tardé à la connaître, c’est la rafle du Billet Vert, 3700 personnes à Paris en une journée, qui a lieu plus d’un an avant le Vel d’Hiv, en mai 1941. Et avant cela, la rafle des notables, qui a concerné des hommes juifs de nationalité française qui avaient des positions de responsabilité. Donc les hommes juifs français et étrangers d’abord. Puis les familles juives étrangères et leurs enfants français. Puis tous les juifs quels qu’ils soient, étrangers ou français, égalisés dans le seul statut de juifs. La xénophobie, le manque de solidarité, les liens sociaux plus distendus qui font la plus grande vulnérabilité des étrangers : voilà ce qui a permis d’en arriver à près de 80 000 déportés …
Cette histoire est devenue elle aussi particulièrement floue, tronquée. Je trouve terrifiant que l’on en soit venus petit à petit à n’y voir que l’assassinat de juifs, c’est-à-dire, en reprenant une qualification dans un groupe qui n’avait d’autre homogénéité que celle créée par le regard des assassins, consacré sous forme de catégorie administrative.
Voilà pourquoi j’en appelle à abdiquer la différence mortelle entre les luttes contre le racisme et les luttes contre l’antisémitisme. Non seulement, que ces luttes arrêtent de s’opposer. Ni même qu’elles se tolèrent. Non, qu’elles se comprennent comme essentielles les unes aux autres, qu’elles se comprennent comme cause commune. Je pense que nous devons lutter contre une division du langage et de l’engagement qui est d’une perversité mortelle, contre des procédures d’exclusion et de violence coalescentes et complices. Ce serait l’acte de combat le plus clair et le plus intraitable contre l’extrême-droite.
Ce serait aussi la reprise en main la plus lisible de notre héritage. S’il est trop tard pour empêcher la propagation du racisme, et son institutionnalisation, il n’est pas trop tard pour la faire reculer, disparaître. Car nous avons un autre « trop tard » à opposer à ceux qui proposent le racisme comme projet de société. Ce « trop tard » que nous possédons, dure depuis la Révolution française, quand les juifs et, avec l’abolition de l’esclavage, les noirs, ont été intégrés au corps social. C’est le premier acte de structuration de la société française en-dehors de toute définition culturelle, et celui qui pose tant de problèmes aux anti-Lumières. Il y a eu depuis beaucoup de régressions, beaucoup de nouveaux crimes, et de nouvelles luttes, mais cela avait été dit et une fois que c’était dit, c’était inscrit dans nos désirs une fois pour toutes : il n’y a pas de définition identitaire de la nation. Rien, aucun caractère ethnique, culturel, linguistique, religieux, qui définisse qui est inclus ou qui est exclu. Juste un contrat social.
Et c’est pour cela que nous allons nous battre. Qui ça nous ? À nous de le dire. Ou pour le dire autrement, nous, nous qui refusons les assignations identitaires, à nous peut-être de ne pas le dire. Car rien ne borne ce nous. C’est là notre force.