Colette Lallement-Duchoze

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Billet de blog 1 février 2012

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Claustria Régis Jauffret (Seuil)

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

"Durant 8516 jours, du 28 août 1984 au 26 avril 2008, Josef Fritzl a tenu sa fille enfermée dans une cave, sous la maison familiale d'Amstetten en Basse-Autriche; il lui a fait au fil des années sept enfants, dont trois auront connu le sort captif de leur mère". En s'emparant de ce fait divers, Régis Jauffret va se confronter au Mal absolu. Une épreuve à la fois littéraire et humaine. Littéraire: comment rendre compte de la durée et de l'atrocité d'une claustration dans une œuvre de fiction? Humaine, l'auteur a non seulement "enquêté", mais il a cogné son corps aux portes du Mal dont il a ouvert la trappe. Expérience dont le lecteur ne peut sortir indemne….

Le texte est morcelé en fragments; morcellement purement formel d'ailleurs –celui de la disposition typographique. Car le roman obéit à des effets de circularité concentrique où s'enchâssent plusieurs points de vue, plusieurs "vérités". Il y a la "vérité" des faits; un factuel médiatisé et que n'importe quel lecteur a encore en mémoire –des repères temporels très précis sur le passé du père, des détails sur les interrogatoires, sur le procès, entre autres. Il y a la vérité de Régis Jauffret (instance narrative "je") qui s'est déplacé plusieurs fois en Autriche, qui a enquêté, qui s'est interrogé sur l'absurde indifférence de la femme de Josef, des voisins, des locataires, aux bruits –or ceux d'un lave-linge, d'un mixeur, les cris des enfants, ceux de la mère qui accouche, les émissions télévisées, étaient forcément audibles à partir de ce "bunker" non insonorisé. Celle enfin du romancier qui à partir de ce matériau crée une "fiction" –comme le rappelle l'avertissement "ce livre n'est autre qu'un roman, fruit de la création de son auteur". Les trois "vérités" s'interpénètrent, s'enchevêtrent dans une chronologie éclatée, en une sorte de polyphonie en abyme –si on ajoute les extraits du journal qu'écrivait la prisonnière -où les blancs seraient des pauses, rares îlots de silence. Le roman obéit aussi à une "tension" interne. Après la "visite"(réelle?) de la cave, Jauffret, dans son récit, va plonger le lecteur dans l'enfer du quotidien. Pour rendre compte de la durée il a recours à l'imparfait d'habitude, aux variations: c'est la répétition sans fin des mêmes gestes, des mêmes violences dans cette cave "où on avait enterré le temps" une cave privée du rythme circadien " Pour évoquer ce "dernier cercle de l'Enfer", le romancier dit l'indicible -abondance des dialogues, profusion de comparaisons et métaphores, variété des registres et des tonalités- en se propulsant dans les pensées et les sensations de la recluse Angelika, et ses "arrangements" contraints avec l'horreur et l'effroi pour tout simplement "survivre". La puissance de l'évocation est telle que nous sentons les odeurs pestilentielles, entendons les cris de la Douleur torturante, frissonnons dans le froid quand le bourreau sadique coupait eau et électricité; même si de rares moments de joie – cadeaux, œufs de Pâques- ont ponctué cet étirement de l'Insupportable Durée! Ces pages dans la structure du récit sont d'autant plus ténébreuses qu'elles se situent en un saisissant contraste, juste après une courte explosion de lumière: la fugue d'Angelika avec son ami Thomas – où l'abondance de notations brèves elliptiques exprimait le jaillissement du bonheur à l'état pur!

D'emblée Jauffret donne à ce fait divers une dimension mythologique. Il compare en effet les habitants de la cave aux prisonniers de la caverne de Platon. qui n’ont jamais rien vu d’autre, "et il y avait les ombres portées puisqu’il y avait la télévision. Platon, au fond, parlait de ça .La télévision – "le personnage principal". Sans elle, ils n’auraient peut-être pas survécu. Sans elle, je n’aurais pas pu écrire". Confondant les images avec les faits, l'écran et la réalité, les enfants "ont représenté une nouvelle civilisation"; une réalité mais "désincarnée" à tel point qu'un enfant au sortir de la cave/caverne demandera en pointant son doigt vers la Lune "Est-ce que c’est Dieu?" "Il n’avait rien vu de tel à la télévision"…

Josef incarne le Mal –et dans le roman l'auteur n'a pas voulu maquiller son identité-. Son rêve –ce terme est répété plusieurs fois-: créer une ère nouvelle, grâce à "une seconde famille issue de l'union d'un géniteur et de la chair de sa chair; et remonter ainsi "jusqu'à l'origine biblique de l'humanité" dénature l'origine du Sacré et en fait un Monstre! Si l'Autriche a été mise au banc des accusés –par la presse et ses extrapolations- l'auteur lui se contente de "constater" les aberrations ou du moins les anomalies de son système judiciaire; mais un énoncé apparemment "objectif" et lapidaire n'a-t-il pas la force d'une condamnation?

Le roman s'ouvrait sur l'avenir de Roman (le dernier des sept enfants) quinquagénaire. il se clôt sur la remontée des ténèbres à la lumière en 2008; Roman a 5 ans, il a pris son poisson rouge et son oiseau Titi, mais la porte de la cage s'est ouverte. Envolé, le canari va rentrer "tout seul dans sa cage comme un mouton volage épuisé et joyeux de réintégrer le bercail"….

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