La famille est au coeur d'un double questionnement, thématique et littéraire, dans l'œuvre d'Hélène Lenoir, germaniste de formation, professeur de français vivant à Berlin depuis 1980. Dans son nouveau roman "Pièce rapportée", elle analyse telle un "sismographe" "l'onde de choc" qui s'est emparée de son personnage Elvire; -suite à l'accident de sa fille- , elle en saisit secousses et tremblements, en recourant à différentes formes de narration: monologue intérieur, journal, théâtre; qui, loin de former des unités distinctes, s'interpénètrent en un "textus" presque arachnéen. Mais au-delà de l'histoire de cette femme –"pièce rapportée" dans la famille bourgeoise des Bohlander- ce roman ne serait-il pas une interrogation existentielle sur le non-être-là? Ou/Et une métaphore de l'écriture –l'écrivain comme "pièce rapportée" dans un monde qu'il doit précisément "réécrire"?
Claire à vélo, Claire et ses pensées virevoltantes, ses tergiversations -que faire avec tout cet argent gagné au Loto? Un motard la renverse …Chute. Fin du prologue. Dès lors va se dérouler en quatre actes, la "pièce" de la famille Bohlander: l'attente (mai hôpital), la rééducation (de mai à septembre), le repas de famille (premier samedi de décembre) la révélation (lundi décembre); à cette chronologie factuelle se superpose –en contrepoint- celle d'un passé recomposé qui remonte jusqu'aux origines. Un indice, "odeur, lumière et colza", - repris en leitmotiv dans l'ensemble du roman-, se profile en filigrane dès le prologue, en la personne de Claas, cette étrange altérité solaire!
Au début de la première partie, la phrase épouse les convulsions du corps d'Elvire, les méandres de sa pensée qui interroge le passé ou appréhende le réel; elle crépite, halète saccadée (nombreux points de suspension et d'interrogations). C'est l'affolement d'une mère complètement déboussolée qui en outre doit subir les sarcasmes de son mari Frédéric. A la fin (quatrième partie) le crépitement de phrases saccadées sera en harmonie avec les questions torturantes que se pose Elvire, enfin seule, avec elle-même, avec ses doutes, seule face à la Vérité enfin dévoilée. Dans ces deux parties –qui se font écho, - surgissent en s'imposant à sa conscience, des lambeaux du passé. En I, des flash back, tels des instantanés, renvoient à un passé proche (les tentatives de suicide de Claire, le départ de l'autre fille Anne), plus lointain (Dinard, l'accouchement, la bague,) et la permanence de la figure tutélaire de Claas (le "cousin allemand" le frère, l'homme honni de Frédéric). Mais aussi de longues séquences qui défilent: la rencontre moins avec le jeune avocat brillant qu'avec le nom Bohlander, les gueulantes à répétition, le beau-père aimant, les visites à la clinique de Saint-Cloud, l'enterrement, la cantate "ich habe genug", le suicide de Nathalie à Rome, et toujours elle Elvire, l'exclue…En IV, l'écho de paroles qui ne cessent de résonner "Nathalie, Rome, Claas, Anne la déshéritée" "tu es comme Nathalie" impulse une prise de conscience, et en extirpant objets, accessoires, documents du meuble dans l'appartement parisien rue Bayen, Elvire comprend la teneur exacte des "reliques puantes"–tout comme Claire enfant avait su la nature des relations Elvire/Claas; extirper du fond des tiroirs –comme du tréfonds de la mémoire- les indices d'un passé désormais révolu…pour accéder à la Révélation…
Dans l'attente à l'hôpital, la solitude est d'autant plus oppressante que la mère ne peut communiquer avec l'extérieur: la batterie de son portable est à plat…Les portables, les sonneries de téléphone, les messages très présents dans le roman soulignent "paradoxalement" l'incapacité à communiquer. Inversement, une sonnerie de portable peut être néfaste à Claire au début de rééducation au bord de la mer. Rééducation qu'Elvire suit pas à pas (sens propre et figuré) alors que le mari la soupçonne de s'octroyer de belles vacances à ses frais…En permanence sur le qui-vive elle est épuisée, et par instants serait prête à déclarer forfait. Les notations consignées dans un cahier, à la demande du docteur Rufa (du Centre), apparemment "objectives" -phrases courtes, certaines nominales réduites à un mot – recensent les "progrès" et renvoient par analogie à l'album tenu à la naissance de Claire. Nouvelle naissance? Renaissance? L'interrogation "Claire, ma vie?" en témoigne aisément. La séquence d'anniversaire pour les 82 ans de Gisèle, la mère de Frédéric, traitée à la manière d'un sketch (avec dialogues, didascalies) a une double fonction; informative, elle met en évidence l'hypocrisie de la famille Bohlander, ses rites, son goût immodéré pour les apparences, son langage convenu, ses turpitudes, sa haine de la "pièce rapportée'; narrative, elle est comme un pivot dans le récit; Elvire est décidée à rompre définitivement avec sa belle famille…
Déconstruction, reconstruction: "les morceaux du puzzle, les bribes de souvenirs, ça s'est peu à peu rassemblé et recollé"…dans la douloureuse clarté de l'évidence où chemins chaotiques et dédales de l'écriture vont se répondre en une confondante unité