Colette Lallement-Duchoze

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Billet de blog 2 mars 2016

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Histoire de la violence d'Edouard Louis (Seuil)

Non pas un "essai", comme pourrait le suggérer le titre -avec cette absence singulière de l'article- , mais un roman: polyphonique, à deux voix? Oui mais bien plus que cela....

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Roman polyphonique, roman à deux voix? Oui et plus que cela. Car les récits alternent se croisent en faisant confluer à la fois langages et commentaires; en eux sont enchâssés d'autres récits ou du moins des bribes de discours qui démultiplient le récit originel avec jeux de miroirs. Viol, tentative d'homicide c'est le trauma; le dire, le mettre en mots, c'est aussi s'interroger sur le racisme la misère l'émigration et c'est en tentant de comprendre ce qui s'est passé cette nuit du 24 /25 décembre, que l'auteur esquisse une histoire de la violence" (cf. quatrième de couverture). Mais cet exercice n'en est pas moins une expérience douloureuse "à la limite du supportable" comme le dit explicitement l'extrait cité en épilogue Il s'avéra qu'en écrivant, je cherchais la souffrance la plus aiguë possible, à la limite de l'insupportable, vraisemblablement parce que la souffrance est la vérité [...]: la vérité est ce qui me consume" (Imre Kertész Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas).

Récit d'un récit; tel est le dispositif littéraire de base. Le narrateur est "caché" derrière une porte chez sa sœur et il "écoute" ce qu'elle raconte à son mari à partir de ses propres confidences (nombreuses occurrences de la phrase "Clara dit à son mari" souvent en début de chapitre). Et de même que Clara commente les propos entendus, tente d'expliquer, "à sa manière", de même le narrateur en l'écoutant intervient pour lui-même et pour le lecteur -ce qui est marqué typographiquement par l'ouverture de parenthèses plus ou moins longues et le choix de l'italique - à signaler que souvent il "corrige" ou "invalide" ces commentaires. Puis il y a ce que le frère n'a dévoilé qu'à ses deux amis Didier et Geoffroy; et aussi ce qu'il n'a dit à personne et qu'il révèle au lecteur désormais seul complice. Certains détails vont ressusciter des images du pays des origines ou des temps forts dans la vie d'un être humain, dans sa construction: quand Reda évoque son père kabyle confronté à une sorte de Cerbère lors de son arrivée dans un foyer à Paris, s'impose à l'esprit d'Edouard l'image d'Ordive; quand Reda s'amuse à rappeler son comportement à l'école décidé à se balancer par la fenêtre c'est Sylvain le cousin qui lui apparaît, etc. Quand il refuse dans un premier temps à porter plainte, c'est que lui reviennent sous forme de flashes les visites à la prison et son pouvoir quasi mortifère. Quand Clara se rappelle les scènes de vol organisées par la bande -dont Edouard faisait partie- c'est l'image de la mère confrontée aux représentants de l'ordre (les schmitts) qui s'impose...

Donner la parole à Clara c'est dessiner en creux son portrait. D'emblée elle insère son propre vécu dans "l'histoire de la violence" subie par le frère. Lui reprochant son "langage de ministre", elle dit les choses avec la simplicité du bon sens (j'ai du flair), ne s'encombre pas de faux fuyants et manie l'aphorisme ou rappelle certains adages empreints de sagesse (demande à un chien s'il veut un os). Conteste les excuses avancées par Edouard -avoir confié son "secret" à la famille était machiavélique: en provoquant la haine le rejet, il pouvait ainsi justifier son départ alors que la famille avait accepté l'altérité! De même elle conteste l'opportunité des propos de Geoffroy qui n'a rien compris: le problème n'est pas l'objet volé par Reda (téléphone) mais les fixations du frère. Son "éthique de l'honnêteté" (à laquelle l'auteur donne des explications d'ordre sociologique) a été mise à mal -elle l'avoue d'ailleurs- pour "sauver" son frère. Et c'est tout un pan de la vie d'Edouard, de son milieu qui est ainsi restitué (En finir avec Eddy Bellegueule avaitdéjà familiarisé le lecteur avec cet univers). Ce récit a exigé tout un travail sur l'oralité -tics de langage qui affectent syntaxe et vocabulaire. Récit auquel l'auteur superpose celui du narrateur plus "littéraire" peut-être (encore que...); un narrateur et acteur qui d'emblée pose une problématique, celle de la difficulté à "nommer"(des formules apparemment appropriées falsifient le contenu). Au commissariat il ne "reconnaît pas ce qu'il dit "chaque parole prononcée devant la police rendait d'autres paroles impossibles pour toujours;et il fallait ne pas dire certaines scènes pour me souvenir de tout; dès que la plainte a été déposée le récit n'appartient plus à celui qui a subi (l'inclusion serait la condition de l'exclusion?? exclusion révèle à elle seule le destin dans lequel il est inclus).

Exclusion et inclusion, enfermement et fuite. Une dialectique court dans ce roman; lovée souvent dans de longues phrases interrogatives, et dont le thème récurrent de la porte serait comme la métaphore (tout comme le cauchemar où le narrateur assiste à son enterrement serait l'allégorie de la mort). Bien sûr la fonction "littéraire" de la cloison est de séparer le "ressenti", de sa mise en forme orale ou écrite. Au sens propre, c'est la porte derrière laquelle on est "caché" et d'où l'on peut être témoin sans être vu (position du narrateur du début à la fin du roman; Clara derrière un rideau observait son frère dérober un marteau dans l'établi du père). C'est la porte qui métaphoriquement  sépare deux mondes opposés: le père de Reda indécis devant la porte du foyer. La  porte représente aussi cette "fausse issue" salvatrice (celle qu'Édouard aurait pu ouvrir pour échapper à la "tentative d'homicide"). ...Le personnage de Temple Drake dans le roman de Faulkner, revient elle aussi vers la porte comme si "la violence première était d'abolir l'extérieur, de condamner à exister à l'intérieur des limites qu'elle trace". Soit de subir la contrainte de rester dans le cadre. "La violence de l'enfermement est première"

Décomposer et recomposer le factuel en faisant éclater la chronologie, restituer des voix aussi "mensongères" les unes que les autres, multiplier les points de vue et les questionnements, refuser le voyeurisme facile et complaisant tout en mettant à nu la Douleur, de tels choix d'écriture vont rendre palpable cette violence inscrite dans les relations sociales et qui a le pouvoir de les "nouer, dénouer", "de les contaminer".

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