Colette Lallement-Duchoze

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Billet de blog 2 novembre 2011

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Du domaine des murmures Carole Martinez (Gallimard)

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Loin des récits hagiographiques et de l'exotisme médiéval, Carole Martinez plonge le lecteur dans la conscience vivante d'une jeune emmurée, au début du XII° siècle, Esclarmonde -celle qui éclaire le monde-. Elle est cette voix qui murmure, par-delà les siècles, les tremblés d'une vie. Dès lors vont se dessiner, comme tissés en une immense toile brodée, des événements majeurs, qu'accompagnent vièle, cris, dialogues, et la fraîcheur sensuelle de certaines images. La recluse exprime aussi ses doutes, ses interrogations, qui, transposés dans notre siècle, ont une résonance particulière… Le roman s'ouvre sur un prologue où l'instance narrative "nous" semble inclure l'auteur, le narrateur, le promeneur et le lecteur; -instance qui prévaudra dans le dernier fragment, avec la reprise de la phrase "nous passons l'énorme huis de chêne et de fer…"-. Le verbe "continuer" l'adverbe "toujours" et l'adjectif "même" évoquent la permanence; c'est que la pierre habitée par des âmes, chuchote, susurre, le château est "tissé de murmures"; à nous d'écouter les "voix liquides des femmes oubliées"! L'auteur donne alors la parole à Esclarmonde:"Je suis l'ombre qui cause", celle-ci apostrophe le lecteur/promeneur ("toi qui écoutes"..), l'invite à "se couler dans ses contes", le prend à partie ("imagine"…). Elle va lui "dire son siècle, ses rêves, l'espoir des emmurées" et révéler ce que "charrie l'eau sombre", la "foule des peines souterraines". Son "chant" se déploie en fragments où alternent récit et dialogues; phrases amples et énoncés lapidaires (souvent en clausules à effet); où se mêlent différents registres: épique dans l'évocation de la débâcle de l'armée des Croisés à Saint-Jean d'Acre, lyrique dans l'évocation de sa relation fusionnelle avec son enfant et la perception voluptueuse des charmes du monde terrestre, ironique quand elle "se gausse des pénitents auxquels elle inflige des mortifications". Des reprises anaphoriques scandent des paragraphes et créent un tempo -"Elzéar grandissait"; les visions de la guerre en Terre sainte sont impulsées par la reprise de "j'ai vu" -les mains trouées de l'enfant servant de lucarnes-. Parfois elle récite d'autres chants conçus comme des lais: ceux de Lothaire, le prétendant éconduit, devenu musicien; - et c'est la complainte des "amants désunis". Refusant la fine Amor, ce "raffinement des hommes violents", puis le mariage convenu –quel affront pour la lignée en ce début du XII° siècle!-, Esclarmonde choisit de "mourir au monde" et de porter une "robe de pierre" pour son "époux céleste". De son reclusoir elle peut sinon voir, du moins entendre les "autres" par sa fenestrelle ou suivre grâce à un hagioscope les cérémonies de la Chapelle attenante. Elle va prêter son oreille mutilée aux confessions de pèlerins; leur servir de "guide" suprême; et grâce au réseau des recluses entrer en communication avec des êtres éloignés. Au carrefour des "vivants et des morts" celle qui fut violée aux "premières lueurs de sa dernière aube", accouche dans sa cellule, laisse la Rumeur infléchir le sens de son existence –et la phrase dans un paragraphe page 74 épouse le souffle de cette Hydre; la gradation "s'élaborait, se structurait, s'étoffait" met en évidence la rapidité à se propager-. Lucide, Esclarmonde analyse le processus de "fabrication" des légendes, dénonce la récupération commerciale de "faux miracles": elle n'est pas l'immaculée conception, les plaies qui trouent les mains de son enfant Elzéar ne sont pas des stigmates; mais Thierry II l'archevêque sait "que la force de l'Eglise réside dans notre capacité à forger de merveilleuses fables au service de la foi", dès lors nul ne contestera les prodiges….!! La foi en certaines légendes,- le spectre de Gauvin par exemple-, la puissance des croyances, une rumeur et c'est une foule en délire qui, se substituant à Dieu, peut imposer son ordalie!!Comme dans certains lais –on songe à celui du chèvrefeuille de Marie de France- les arbres ont une fonction symbolique. Le rosier rapporté d'Orient, planté par Lothaire, suggère la permanence de l'amour; ses fleurs –et on associe leur parfum à Esclarmonde- ont un pouvoir magique; leurs couleurs épousent ses états d'âme. L'érable, au centre de la cour du château, et que la recluse peut apercevoir entre les barreaux de sa fenestrelle, déplie ses feuilles à la naissance d'Elzéar; son miel est lustral; lieu de passage entre le visible et l'au-delà, symbole de fidélité, il sera le réceptacle de son corps.Entièrement vouée à Dieu, Esclarmonde n'en est pas moins sensible à tous les charmes du monde terrestre: c'est la fraise des bois "toute vibrante de douceur acidulée" qui lui rappelle le "spectre parfumé de sa mère"; c'est le voluptueux parfum du rosier qui s'empare de tout son être; et c'est "en amoureuse du ciel immense contenu dans les yeux doux de Lothaire" qu'elle partira….Bérengère, la "géante à la démarche fluide", dont les éternelles "jupes vertes se confondent avec la Loue", incarne dans ce roman la sensualité ("formes qui se trémoussent, cambrure qui jubile, yeux qui pétillent") dans sa magnificence! Nous avons passé "l'huis de chêne"; sommes entrés au reclusoir et le chant en forme de légende, murmuré par cette jeune fille rebelle, cette mère aimante, a "suinté autour de nous"

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