Colette Lallement-Duchoze

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Billet de blog 3 septembre 2023

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Perspective(s) roman de Laurent Binet (Grasset)

À l’instar de Marco Moro le « broyeur de couleurs », le romancier « triture malaxe» une matière, tisse une toile arachnéenne où l’éclectisme des idiolectes (nombreux correspondants de milieux et cultures différent.es) le dispute à la composition d’une « vaste fresque » (sens propre et figuré).

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Roman policier, roman-enquête épistolaire, Perspective(s) nous plonge dans les coulisses du pouvoir des Médicis à Florence en cette année 1557, sur fond de guerres d’Italie, mais aussi, avec la logique de la clandestinité, dans le milieu artistique, -tendances picturales, rivalités, mécénat, affres de la création, contraintes « idéologiques ». Et avec son « espièglerie » habituelle au service d’une immense documentation, Laurent Binet, -à l’instar de Marco Moro le « broyeur de couleurs »-, « triture malaxe» une matière, tisse une toile arachnéenne où l’éclectisme des idiolectes (nombreux correspondants de milieux et cultures différent.es) le dispute à la composition d’une « vaste fresque » (sens propre et figuré) Car à n’en pas douter, le théâtre auquel nous convie dès la fin du prologue un certain B. Laissons le rideau s’ouvrir sur la scène qui est à Florence en 1557 est avant tout une vaste page de littérature

 Clin d’œil aux « classiques » ? Afin de prouver, en la restituant, la véracité des faits  et des propos, Laurent Binet « imagine » qu’un certain B. a trouvé une liasse de manuscrits dans une boutique à Arezzo…. Déchiffrement et traduction !!! et pour « faciliter » « notre » lecture ce même B. propose une liste des principaux correspondants. C’est la préface/prologue à valeur épiphanique (B. est amené à « revoir » son jugement sur Florence ; oui au mitan du XVI° la capitale toscane était bien « un creuset dans lequel bouillonnaient les passions, un terreau où fleurissaient les génies »)

Le roman s’ouvre sur la mort du peintre Jacopo da Pontormo (tout comme la mort du sémiologue Roland Barthes était l’incipit de La septième fonction du langage) évoquée par la jeune Maria de Médicis dans une lettre envoyée à sa tante Catherine de Médicis le 1er janvier 1557 Il se clôt sur la lettre que Jacopo avait envoyée à Michel-Ange le 29 décembre 1556 et que lui-même a insérée dans celle destinée à Agnolo Bronzino le 10 août 1558. Apparente circularité ? que cette mise en exergue rétrospective sur les « malédictions » et la « vengeance » ?

Entre janvier 1557 et août 1558, plusieurs « intrigues » sont menées de front dans un époustouflant chassé-croisé  : Vasari est chargé par Cosimo de Médicis de mener l’enquête sur la mort (assassinat) du peintre, Strozzi est chargé par la reine de France de récupérer le tableau de Jacopo où Maria est représentée en Vénus dans la douce et lascive oblation de sa chair, alors que des « insurgés » (séditieux Ciompi) menés par Marco Moro se révoltent contre leurs « conditions » -« ouvriers qui ne sont rien aspirant à être quelque chose », que des sœurs catholiques, comploteuses savonarolistes fustigent les « sodomites » ; et après moult « rebondissements » et des effets d’arborescence ou de cercles concentriques (ne pas spoiler) -avec comme acmé les crues de l’Arno,- les dernières lettres sont comme des soupirs funèbres (les disparus, les trucidés, les aspirants à la Mort). La mort omniprésente, la mort à la fois grief motif prétexte, la mort d’une époque d’une forme d’art, mais qui n’exclut pas un art de la conquête, nouvel « Eros et Thanatos »? Cette construction apparente se double d’une composition qui mutatis mutandis rappellerait la Déposition., un enchevêtrement de personnages qui  paraît à la fois artificiel et esthétiquement sublime ; un groupe structuré verticalement et reposant sur un sol lisse comme une scène de théâtre ; bien plus le « sens du raccord » -et ce sera une pièce à charge pour l’enquête-, spécificité du peintre n’a-t-il pas lui aussi son équivalent dans le texte littéraire (acidulation excessive des coloris, finesse du trait, beauté du rendu) ? La question mérite au moins d’être posée …

 Le romancier en multipliant les points de vue (perspectives) a su pour chaque correspondant établir une corrélation étroite entre son milieu culturel, social, politique et sa « façon de s’exprimer » (idiolecte). Des formules de politesse convenues -voire hypocrites- côtoient des remarques prosaïques (nourriture maux de ventre), des plans très élaborés de stratège dévoilent des architectures insoupçonnées. Des cris d’épouvante indignes de catholiques bienpensants, des propos comminatoires fustigeant une forme de laxisme. Autant le « maître » vieillissant Michel-Ange écartelé entre les objurgations venues de ses commanditaires et ses aspirations profondes fait retentir le glas d’une époque révolue, autant les mesquineries au sein de la famille Médicis frappent par leur amoralité, leur opportunisme et leur cruauté ; autant Agnolo Bronzino est soucieux d’allier esprit et style pour parachever l’œuvre de son maître (la fresque de San Lorenzo) autant Cosimo est avant tout soucieux de « nettoyer » sa ville des séditieux et la perspective d’offrir en pâture la chair humaine (panem et circenses) n'est pas loin de lui déplaire ; autant la jeune Maria n’a rien de la pucelle effarouchée et s’adonne avec volupté aux plaisirs de la chair, autant sa tante mais aussi « son » jeune page pratiquent le double langage ! La dernière lettre du roman (mais la première eu égard à la chronologie) frappe par une forme de spontanéité qui épouse les marques de l’oralité (abondance d’interrogatives et d’exclamatives, de points de suspension, reprises anaphoriques) : un cœur mis à nu avant la mise au tombeau

A une certaine phraséologie typique du XVI°(vocabulaire, tournures, syntaxe) se superpose celle plus récente des Liaisons dangereuses (XVIII°); Catherine de Médicis ne joue-t-elle pas avec sa nièce le même rôle que la marquise de Merteuil  avec Cécile de Volanges? Et dans les « tracts » de Marco ne lit-on pas des « slogans » qui ne dépareraient pas dans des manifestations actuelles ? « Ce que nous voulons ce n’est pas la République mais la justice qui est l’autre nom de la République pour tous » Des réprobations -infamie de la prétendue justice (Bronzino ne peut que déplorer la corruption ; Florence est une pomme pourrie, le duc un maquereau) ,  cruauté de ces temps pour les défenseurs de l’art et de la beauté entrent en résonance avec des préoccupations actuelles…

 La polysémie du mot perspective est induite dans le titre. Multiplicité des points de vue. Acuité de l’enquêteur/détective qui pour déjouer cette « ténébreuse affaire » doit envisager toutes les « possibilités » (tous, amis, ennemis, politiques, artistes, sont de « potentiels » assassins… passer au crible les emplois du temps des uns et des autres, suspicions, enfermement provisoire) Dans le langage pictural la perspective est cette découverte qui a permis de donner l’illusion de profondeur sur une surface plane. Vasari dès le début reproche (entre autres) à Pontormo de n’avoir tenu aucun compte de la perspective dans l’immense fresque de la chapelle (dont le Déluge). Or on sait que le peintre s’en était affranchi dès sa Déposition inaugurant ce qu’on appellera « le maniérisme » … Dans le roman de Laurent Binet, la « perspective »  a une fonction narrative et dramatique : elle « sauve » la vie à Vasari -qui en un éclair voit le monde à travers la camera obscura de Brunelleschi- ; technique, elle est sujet de questionnements philosophiques (cf les longues lettres de Michel Ange qui analyse son pouvoir prométhéen) ; esthétique ne peut-elle s’appliquer à la « construction » d’ensemble - premier et arrière-plan, contrastes entre le « plein »et le « délié », l’ombre et la lumière, le sacré et le profane ?

 Une érudition sans pédantisme au service d’une fiction où l’auteur -comme dans les romans précédents- se plaît à décontextualiser le factuel tout en le (re)contextualisant, en réinventant un vécu pour chacun des correspondants ! Une fiction non dénuée d’humour (rôle inattendu de Michel-Ange, tribulations du tableau ballotté tel un personnage de BD, commentaires subliminaux, visions dignes de films fantastiques)

Le romancier,  double de Michel-Ange, ce Maître vénéré autant que manipulateur?

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