Colette Lallement-Duchoze

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Billet de blog 4 novembre 2025

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La maison vide Laurent Mauvignier (Minuit)

En créant des « trajectoires assez bouleversantes » destinées à ses aïeules - Marie-Ernestine et Marguerite en particulier -, le romancier « invente » un monde, fait advenir des affects. Convaincu que « tout s’interpelle, se répond »  il assigne à l’écriture la fonction précise de  « sonder ces relations souterraines, de les remonter au jour». 

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Enquête généalogique comme réponse à une enquête fondamentale sur le suicide du père à 46 ans. ? Peut-être. Emplir par l’écriture le « vide » d’une maison familiale, marquée par "les traces du passage des aïeux"  et la présence  d’un piano, sanctuaire/tombeau? Assurément. En créant des trajectoires assez bouleversantes destinées à ses aïeules -Marie-Ernestine et Marguerite en particulier-, le romancier « invente » un monde, fait advenir des affects. Convaincu que tout s’interpelle, se répond il assigne à l’écriture la fonction précise de  "sonder ces relations souterraines, de les remonter au jour". (cf 4ème de couverture) Et ce sera par l’enchâssement des dialogues, l’encastrement des focalisations, la complexité de phrases longues au souffle épique parfois dans l'évocation de tableaux vivants, le jeu des prolepses et analepses. En mêlant l’histoire de ses ancêtres et l’Histoire (les deux guerres, 14-18 et 39-45) en les inscrivant dans une vie de province, le romancier/narrateur, courbé ici et maintenant sur son clavier d’ordinateur (comme le fut Marie-Ernestine sur son piano) reconstruit pièce à pièce, alors que simultanément il dépèce étripe éviscère le mot.

Composé d’un prologue (telle l’ouverture d’une symphonie), de cinq parties (mouvements) et d’un épilogue (en forme de coda), le roman joue avec les temporalités -va et vient entre le passé et le moment présent de l’écriture, éclatement de la chronologie dans un récit apparemment linéaire-, mais aussi avec les énonciations : le « je » qui regarde les photos qui se documente qui se rappelle qui imagine s’inclut parfois dans un « nous » ou dans le pronom « on » comme si Laurent Mauvignier prenait à parti son lecteur….ou métamorphosait une masse compacte en un essaim de « rumeurs » plus ou moins feutrées.  A maintes reprises il se plaît à évoquer la méthode utilisée : pallier le manque d’informations autant par le « mentir vrai » que par ces envolées presque lyriques impulsées par la reprise anaphorique de  "j’aime imaginer"  " je vois"  ou quand s’impose la « proximité » chronologique, le romancier, scrute, épuise les possibles, et conclut  je ne peux m’empêcher de.. forcément  Telle serait la (ou du moins une) réponse au questionnement « comment se saisir de l’arbre généalogique dans l’écriture ?

Une vaste fresque traversée d’échos intérieurs (tête découpée de Marguerite sur la photo, cicatrice de Marie Ernestine, gueule cassée de Florentin, blessure et suicide) de thématiques récurrentes (surtout la condition de la femme soumise aux diktats du patriarcat que cette femme appartienne au milieu bourgeois – Jeanne-Marie, la femme de Firmin, longtemps désignée par la périphrase « préposée aux confitures et chaussettes à repriser »- ou plus populaire -Paulette l’employée des Vêtements Claude, Paulette la dévergondée, forcément une pute, …de bas étage, car de basse extraction. La lettre de Marguerite qui refuse le « cadeau » de son futur époux (bijoux de famille) a la force explosive de l’insoumission (ne pas être enchaînée…) La longue phrase évoquant les deux avortements de Paulette -où les tirets le rythme haché le mélange de sensations et d’images, épousent les spasmes, ces hoquets dans la voix de qui raconte-, restera dans les annales…

 Une vaste fresque qui fait la part belle aux portraits (on retiendra celui d’André, le mari de Marguerite, le grand-père du romancier qu’il inscrit d’abord dans la lignée des contes puis dans l’image indélébile issue de sa mémoire directe, avant d’imaginer à partir de photos (dont l’une rappelle Jack Palance) son parcours que jalonnent les modalisateurs « peut-être » Le couple qu’il a formé avec Marguerite fut si incandescent (du moins à ses débuts avant la mobilisation, la trahison, le retour) qu’il a séduit le petit-fils ?

Sur une photo le visage de Marguerite a disparu, apprend-on dès le prologue ; on l’aurait tuée symboliquement ? sur une autre, le visage a été griffonné au stylo à bille. Effacement dans l’encre noire. Pourquoi ne pas imaginer comme le fait Mauvignier dans l’épilogue – que c’est Marguerite elle-même juste avant de mourir à 41 ans, qui aurait  "redessiné les contours de sa propre vie ou de la vie de sa famille, en crachant son absence" Marguerite la pestiférée, Marguerite la traîtresse par trop d’amour. Marguerite et les stigmates de l’infamie du scandale ! Et son fils spectateur muet d’une tragédie sur laquelle il a dû construire toute sa vie et déjà, probablement, une partie de sa mort

Le livre, mise en abyme de la maison ? (et l'inverse serait tout aussi pertinent...) Livre que l’on emplit de strates, de connexions, d’images, de sensations ; le livre, ce labyrinthe où l’on entraîne le lecteur, où l’on suspend parfois sa respiration (et la singularité du procédé qui consiste à isoler typographiquement un mot après une rupture syntaxique, y contribue amplement) , où la lenteur titubante de certains êtres aura la force fragile du fil d’acier ou la vibration éburnéenne du clavier….de piano

La maison vide ou la puissance de la littérature !

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