Cézanner (robuste verbe du premier groupe) pour entreprendre un « colossal » chantier ? D’emblée Marie-Hélène Lafon met en exergue sa nécessité. CEZANNE, des toits rouges sur la mer bleue, ne sera pas une biographie académique avec une tendance à l’hagiographie mais un ensemble de « variations » de « ruminations » Embarquée en Haute Cézannie la romancière parcourt le « pays premier » ; ses labyrinthes « familiers et familiaux » ses sous-bois, et le « portrait » composite qu’elle propose (après plusieurs décennies de « travaux ») est une « peinture » un « tableau », avec variations sur les angles de vue, à l’instar des « toits rouges sur la mer bleue » (déjà cité en exergue du roman Joseph 2014)
Le texte est composé de cinq chapitres -ou parties- aux titres révélateurs -familles, sous-bois, dans l’atelier fendu, aller au paysage, écrire peindre (la toute dernière page en guise de remerciements dit avec humilité « ces ruminations cézaniennes ont été nourries par ..). Autant de plaques tectoniques dont rendent compte d’ailleurs l’éclatement de la chronologie, l’alternance -au niveau typographique- entre graphie inclinée (italique) et graphie en romain (caractères droits), l’insertion de lettres ou extraits de correspondance datée et l’adoption de différents points de vue (avec changements de registre de tonalité et de choix lexicaux)
Au début de chaque partie, en italique Marie-Hélène Lafon évoque (énonciation « je ») une démarche, sa démarche, les circonstances personnelles qui ont contribué à élaborer le «chantier » (visites, expos par exemple ou atelier des Lauves juin 2022) Elle commente certains tableaux à la lumière de ces prémisses, revit, comme habitée, la présence de l’artiste (atelier), compare hier à aujourd’hui (il y a désormais une station Cézanne une avenue Cézanne (nom hier raillé désormais porté au pinacle) Ou bien elle explicite des expressions chères au peintre « aller au paysage » (véritable corps à corps ; saisir en frontal le lieu le vent la lumière, engager son corps, son être tout entier ;(l’endroit de « jouissance est le paysage ») ; refaisant le parcours du peintre (en ce 24 octobre 2022) aux entours du cabanon, des carrières de Bibémus ; elle imagine des artistes allant avec leur barda au motif, faisant corps avec les paysages traversés courtisés apprivoisés tout comme elle-même fait corps avec son écriture, son chantier -en (re)découvrant la rivière l’Arc, les lancinants sous-bois, la Sainte Victoire à la carcasse antédiluvienne échine longue et plissée mufle croupe massive et aérienne ni agreste ni champêtre ni pittoresque érection géologique dardée définitive et impavide
Un détail révélateur peut impulser le commentaire. Ainsi l’échelle, dans l’atelier de Cézanne, rappelle celle de la cour dans la ferme des parents de la romancière ; l’échelle comme métaphore de l’ascension sociale tant désirée par le père Louis Auguste ? Or l’échelle a contribué à « cézanner » bien avant l’ouverture du « chantier » : une telle présence ne peut être apocryphe ; l’échelle renvoie aussi au corps du peintre, à sa ténacité, son ardeur « je suis vieux malade et je me suis juré de mourir en peignant »
Puis elle contextualise en insérant des extraits de correspondance (lettre du père au docteur Gachet, du fils Paul à sa mère entre autres) ; dès lors elle va se mettre « à la place de l’autre » le professeur Gachet à Auvers -sur-Oise en cette année 1873, la mère en cette année 1874 le père en cette année 1886, Hortense la femme épousée en 1886 en ce jour de 1897 le jardinier 1906. Elle tente pour chacun (graphie en romain): de mettre en adéquation la présumée psychologie, le statut social et la façon de s’exprimer -la mère imagine les « modèles » nus de femme (en atelier ) se rappelle la façon dont son fils lui parlait des tableaux admirés au Louvre, préfère les saisons au portrait d’Auguste (le « fini » …on a en mémoire la visite au Louvre des invités de Gervaise après le repas de noces…dans l’Assommoir de Zola) ou encore le père moribond qui vient d’apprendre par sa fille Marie que son fils Paul s’est enfin marié. Se profilent des préoccupations de parents (sur l’éducation, les préférences que la bienséance et les traditions empêcheraient d’afficher). Si Hortense avoue ne rien comprendre à la peinture elle affirme péremptoire que Monet et Renoir savent leur métier …alors que Cézanne… !! elle qui a posé comme une pomme pour les 45 portraits aura su déceler dans le rendu, la présence d’une seule oreille. A l’inverse, le jardinier est plein de déférence (presque de la dévotion) à l’égard du maître, il aime se familiariser avec le vocabulaire technique (palette chevalet) ; certes il a tendance comme Hortense, ou la mère et le père de Cézanne, à juger en fonction de la ressemblance avec le « réel » ; mais il devine (intuitivement) la présence d’un mouvement, la danse de la lumière et ses longues séances de pose, il les assimile à des «voyages » -Marguerite, sa bien-aimée il la réinvente en la convoquant dans les sous-bois-, et il avoue in fine que le jardin de Cézanne est son préféré car c’est avec lui « qu’il aura appris à voyager immobile »
Dans les « portraits » de chaque intervenant la romancière excelle plus ou moins. Hortense lui échappe et d’ailleurs ne l’a-t-elle pas avoué dès le début ? Car si la construction de chaque chapitre est formellement identique,» le début contient le tout comme dans les « variations » (musique) Lauves, haute Cézannie ; demander le père puis le fils bancal, la mère les deux sœurs, la concubine Hortense; (reste le vivant souvenir des sous bois des baigneuses des sainte victoire, et le tout peut être dans la partie (comme dans certains tableaux) reste la carte à jouer des toits rouges sur la mer bleue (sous-titre repris en écho au début du dernier chapitre Ecrire. Peindre)
Marie-Hélène Lafon dit avoir choisi Cézanne, cet homme aux abois, affolé, au ras des choses. Elle est « allée vers lui » comme on « va au paysage » « à corps perdu » (cf 4ème de couverture)
Ecrire, peindre, - titre de la dernière partie-. ou la simultanéité de deux actes créateurs à défaut de leur confondante unité ?
La peinture est dans la sensation, la ressemblance n’est rien
CEZANNE, des toits rouges sur la mer bleue. Marie-Hélène Lafon (Flammarion D’/Après)