Dans ce roman construit comme une symphonie « traditionnelle », nous suivons le parcours de Clemens (fils de Frau Maria Anke Oberndorf) depuis Ratisbonne jusqu’au Mur de l’Atlantique, Clemens et son violon « comme un prolongement de lui-même »
Hubert Haddad non seulement ravive « la culture allemande dévoyée par les nazis » (cf 4ème de couverture) mais dénonce avec fracas, ou avec la puissance explosive de la suggestion, les monstruosités d’un régime (euthanasie enrôlement abusif de jeunes etc..) dans des séquences où le flamboiement de l’écriture épouse les déflagrations, où la quête du vivant transcende l’immanence contrainte dans son incomplétude
Oui la musique résonne tout le long du livre comme l’expression de ce qui est invulnérable.
D’une part la construction rappelle celle de la symphonie, quatre parties, quatre mouvements, l’épilogue pouvant s’apparenter au « finale » La phrase elle-même obéit à des variations : elle peut s’éployer en une longue suite énumérative ou au contraire frapper par son laconisme alors que les conclusions de chaque chapitre ont la majesté des codas (une analyse approfondie le prouverait aisément) agrémentée de symbolisme ; d’une partie à l’autre peuvent se répondre en écho une même thématique (le voyage en train au début des parties II et IV par exemple) ou des phrases similaires (le phare de la Pointe du Hoc l’heure de la passée IV 2 et épilogue, reliant hier et aujourd’hui (car après un récit à la troisième personne Hubert Haddad donne la parole à Handa, rescapée des camps…)
D’autre part le personnage principal est un jeune violoniste, un virtuose, « l’ange musicien » (dira l’Oberstleutnant Grund) et tout au long du roman Clemens fait corps avec son violon (sans lui je n’existe plus confiera-t-il à sa professeure Susanne Fahrenholz) Son violon ? l’inestimable Jakobus Stainer légué par Maria-Anke sa mère persuadée qu’il le sauvera du « chaos » Cet ado disert en musique mutique en paroles a été à bonne école (sa mère le confie à Ratisbonne à une jeune étudiante en musicologie, Handa qui lui apprend à « tricoter les sons » » et plus tard esseulé (voire délaissé) chez l’oncle puis à l’Institut il continuera le « solfège » grâce à l’obstination du directeur…et la douceur de Susanne d’emblée séduite par la « pureté du son »
Mais surtout le texte dans son entièreté vibre de notations de palpitations que rythment crescendos ou decrescendos alors que le monde alentour en guerre éclate en vrombissements hurlements crépitements (pleur d’enfer assourdissant) fortissimo répété de bombes huit accords…bruit de la ville avec en continuo ; Susanne sous les toits joue fortissimo un andante de Mozart (pense-t-elle amadouer les bombes ?) en fait la « mort jouait si près en « secret duetto » Clemens et sa « complice musicale » Susanne vont jouer la sonate en ré mineur de Schumann comme contrepoint d’une proche apocalypse en cet été 1943 avec cette intime conviction que la musique les a sauvés provisoirement.
La musique intègre ainsi avec fluidité le Verbe quand il advient dans les énoncés quels que soient leurs contenus. Ainsi comparé ou comparant, la musique s’inscrit dans un jeu de métaphores ; la chevelure de Handa est « un poème symphonique roulant par vagues sur le clavier ; quand le concierge de l’Institut pleure la « disparition » de son fils Andreas et qu’il gémit « à l’heure qu’il est, il combat sur le front russe » sa voix se brise « comme l’archet sur une corde de sol tendue et les deux sombres lunes de ses yeux s’enfonçaient dans la nuit du crâne ». On murmure à l’oreille de Clemens un vers d’Hyperion d’Hölderlin et c’est une connivence une complicité avec Wilfried celles des lectures et de la musique. Wilfried avait vu en Clemens l’Ange en vert de Léonard et l’écouter jouer lui « révéla » un « cœur fraternel » Et bien que le sport soit privilégié (recommandation en haut lieu) le directeur de l’Institut amoureux du musicien Ludwig Schuncke ne capitule pas et …le solfège continuera à être enseigné (avec certaines mesures restrictives) et voici que les instruments -piano au bois d’épicéa lustré et verni rappelant celui de Handa, harpe,- se muent en anamorphoses comme en des fondus enchaînés
Après les travaux de « décombrements » et l’épouvante du contact avec la mort (Clemens est alors âgé de 14 ans quand il côtoie des corps démembrés) la musique est seule capable de « désarmer ses cauchemars » bien que le fantôme de sa mère le hante…La musique reste sourde aux harangueurs ; et quand bien même tous les compositeurs juifs sont interdits (dont Mendelssohn ) Susanne sait qu’elle et son élève complice peuvent se « retrouver » dans un « rêve », dans l’endormissement même Plus ou moins protégé par l’Oberstleutnant (alors que celui-ci est convaincu que la musique doit endurcir les mœurs) Clemens (ne ressemble-t-il pas à un angelot d’un tableau de Rosso Fiorentino) qui avait vu « s’envoler les vies s’éteindre le jour et flamber les nuits » va se diriger - à son insu - vers cet océan qui à marée haute rameute les abysses avec les nuées comme étendards » et il assiste à l’opéra grandiose des éléments. Un océan en furie qui lui rappelle le feu des bombes. Ligne de défense ! Atlantikwall. Ainsi se trouve justifié l’emploi de l’épithète « atlantique » dans le titre du roman . Oui Clemens aurait aimé composer une symphonie pareille à l’Atlantique, la donner à entendre à travers les temps aux disparus
A travers le parcours de Clemens c’est bien le destin d’une jeunesse sacrifiée (mot d’ordre obéir et combattre sans faillir ; enfants recrutés sans préavis avec l’aval contraint des familles) qui est évoqué avec fougue et émotion, destin dont s’enrichit le panthéon culturel convoqué … Certes l’enfant aura eu le « privilège » de ne pas être embauché très tôt dans les jeunesses hitlériennes » grâce à ses dons de virtuose …
Mais à 15 ans sur les côtes normandes le jour du « débarquement » Clemens entend le leitmotiv du glas de la Siegfrieds Trauermarsch, et il va caler son violon au creux de la clavicule....
Ecoutons les accords qui perpétuent le miracle suspendu de la musique longtemps après qu’une simple balle de colt 45 a frappé au cœur l’enfant sans secours
Ecoutons le gracile frémissement des feuilles d’érable dans la lumière du printemps