Invité par la Maison des écritures de Moisant en Touraine, l'auteur/narrateur va quatre mois durant, hébergé dans un presbytère, composer un roman où se mêlent observations, commentaires, et "morceaux de vérités physiques". Le lecteur est ainsi 'invité" à découvrir des êtres, "des choses de la vie" dans un texte composé de fragments titrés, avec une chronologie délibérément éclatée, un roman qui capte le réel et le ressuscite en tous ses éclats. Car ne nous y trompons pas: le style compte rendu apparemment "objectif" va bien vite métamorphoser les personnes rencontrées en personnages de roman, et organiser le recueil de fragments en un livre, une œuvre littéraire!
Les "faits" rapportés -les rencontres surtout- semblent "recueillis" tels des souvenirs ("deux autres souvenirs que je veux garder de Michèle" "je reproduis fidèlement ses propos")- même s'il y a des interstices, des blancs "je ne peux rapporter tout ce qui s'est dit". On assiste ainsi (en tant que témoin privilégié) à l'élaboration d'une œuvre ("je me récite des phrases que j'ai écrites dans la journée; je me suis mis à table et j'ai écrit fiévreusement pendant des heures""j'ai trouvé un point de départ") en même temps qu'on lit le roman "achevé"
Les personnes rassemblées (tel un "puzzle") autour du pique-nique d'accueil vont s'individualiser (Yvonne, Michèle, Florence, Madeleine, Jean-Michel, etc.) car l'écriture leur donne une vie autonome en de courts chapitres (description de leur apparence, de leur lieu et mode de vie, conversations apparemment anodines mais qui se révèlent être autant de "confessions"); à cela s'ajoutent des réflexions auxquelles le présent dit gnomique confère une valeur universelle "nous nous agitons, nous nous tourmentons; puis le temps passe et tout ça devient poussière désormais recouverte de dalles". La thématique de la mort se lit en filigrane dans cette exaltation de la vie -handicaps, séquelles d'AVC, morts annoncées. Le dernier chapitre dont le titre est habituellement réservé à un avant-texte, un pré-texte, sert ici d'épilogue, le dédicataire est l'auteur, la dédicace (écrite par Florence) résonne comme une promesse (tu t'engages à m'envoyer...) tout en étant un vibrant hommage à la littérature (quel insigne cadeau que ce Tableau de la littérature française préfacé par Giono et Gide!!)
Sensible aux lumières, aux paysages, l'auteur les évoque avec des procédés proches du cinéma (ne serait-ce que par le jeu des cadrages, des premiers et arrière-plans ou de très gros plans sur un détail, le pigeon recroquevillé par exemple). Son attention est souvent "captée" par un détail lors de ses balades après le déjeuner au Bon accueil. Il a même acheté des livres sur la flore de cette région! C'est que "l'automne en Touraine est splendide". Au départ, un peu déboussolé par la vétusté du presbytère, il saura apprécier "cette oasis de clarté" dans l'obscurité du "bourg"...
L'invitation est bien évidemment celle qu'a reçue Théo Ananissoh, écrivain en résidence. Lui-même durant son séjour est invité par des habitants de Moisant. Accueil chaleureux! L'invitation c'est aussi celle qui, tel un spectre, plane sur tout le roman, invitation en bonne et due forme de Louis Ribassin "l'homme qui a vécu en Afrique" retiré désormais dans un château à Moisant"; un homme au passé plus que douteux de "corrupteur"; invitation que l'auteur/narrateur peut décliner. Il l'acceptera. La rencontre est un "morceau d'anthologie". Elle est relatée de façon apparemment classique: arrivée au château, réception, conversation, propos aigres-doux et renvoi. En fait, c'est comme un monde tenu dans la pénombre, le non-dit, qui se cache derrière ce qui est "dit, révélé". La présence des Quatre cavaliers de l'Apocalypse (même s'il s'agit d'une reproduction de Dürer) n'est pas anodine; d'autant que le "plagiaire" Ribassin a substitué une machette à l'arme d'un cavalier.. Réforme dont fut témoin Dürer "transposée" en Afrique? Allusion aux guerres civiles qui ont ravagé le continent? Quels sont les reproches formulés par Ribassin lors de ce court entretien? Théo Ananissoh serait incapable de "mettre en scène la France"...Le roman "l'invitation" ne lui apporterait-t-il pas un démenti? Une Invitation à s'interroger sur la "matière/textus" d'un roman écrit par un auteur d'origine togolaise?
Et la quatrième de couverture ne résume-t-elle pas avec élégance et justesse la "matière" même de ce roman. "Venu d'ailleurs, il (Théo Ananissoh) évite cependant tout exotisme. Par-delà, son regard attentionné et sensible fait de Moisant le tranquille théâtre d'un questionnement sur la condition humaine"