Comment "survivre" à la perte de l'être cher, son enfant? A-t-on même le droit de survivre? Qu'en est-il du "deuil"? Cette présence/absence qui lacère le corps jusqu'à le déchiqueter; qui abolit la parole, qui mure l'être devenu souffrance et suffocation, dans la solitude et dans la quête d'un improbable "retour". Dans un "récit pour voix" Tombé hors du temps, David Grossman compose un chant polyphonique de la Douleur et de l'Espoir où le Verbe, de nouveau "apprivoisé", va transcender le tragique de la contingence
Les parents confrontés à l'horreur de l'évidence (ils ont perdu leur enfant récemment ou depuis des années) n'ont pas de noms; ils sont désignés par leur fonction ou leur statut "la ramendeuse de filets" le chroniqueur de la ville" "le duc" "la sage-femme" "le cordonnier" le vieux professeur de mathématiques" le centaure-écrivain" "la femme du chroniqueur" "la femme au sommet du cloche". Alors que leur corps et leur âme ne sont plus que lambeaux ou souvenirs incandescents -ce dont rend bien compte la récurrence d'oxymores "plénitude du vide"-, ils vont "chanter" (le chant est la langue de mon deuil affirme le duc) la perte tragique, le désarroi, l'espoir mais aussi le "retour" (et son inanité?) Lamento du nostos. Le retour comme structure à la fois formelle et thématique. Celle de la circularité. La fin nous ramène en effet au point de départ, à la scène inaugurale: un homme quitte sa maison, il va marcher à partir d'un ici vers un là-bas; simultanément peut-être, un mouvement inverse: celui des êtres chers disparus partant d'un "là-bas" vers le lieu de la rencontre puis Reprenant lentement/Le chemin du retour/ Vers leur lieu... L'homme qui marche effectue des cercles autour de lui, devant la maison puis vers les collines, cette ligne d'horizon; sa femme qui ne l'a pas suivi est montée sur le clocher de "la capitale ducale" elle effectue elle aussi des cercles et de sa position privilégiée "observe" la marche de son époux. Le retour comme dynamique interne -après la "rencontre" même fugace "un souffle une respiration" avec l'enfant réadvenu- qui s'inscrit à la fois dans l'espace et le temps. Circulaire aussi la ronde des "observateurs": le chroniqueur mandaté par le duc qui consigne et commente (à l'instar de didascalies), le centaure qui par effet spéculaire commente à la fois la besogne du chroniqueur (cet affreux écrivachiot) et la marche du cortège vers un là-bas, la femme de "l'homme qui marche" qui guette par-delà les collines; à leurs "impressions" s'ajoute, comme dans un monologue intérieur et par un effet de dédoublement, le regard sur eux-mêmes
Ceux qui "marchent' auront parcouru mille fois la ville, monté et descendu les collines au point de connaître chaque anfractuosité avant de se heurter à une "muraille" qui cisaille de son tranchant acéré. Emprisonnés dans la froideur de la pierre de la terre et du ciel (mais leur être n'était-il pas lui aussi prison?) ils vont se dénuder, fouaillant la terre devenue subitement glaise; en creusant leur propre tombe ils ont rejoint l'espace d'un instant la matrice originelle (mère vivante qui abrite les morts); après ce rite, nus face à la muraille, ils vont voir, telle la promesse d'une nouvelle aurore, ou telle une épiphanie, un visage, celui de l'enfant.... Illusion? Douce folie d'une attente désespérée? Peut-être n'y a-t-il pas de "là-bas"?....L'enfant est mort mais "sa mort n'est pas morte"Vie et mort Se touchent/ S'entrelacent/ à la racine de leur nudité....
La forme, un récit à plusieurs voix, rappelle le chœur de la tragédie antique avec le chroniqueur et plus encore le centaure dans le rôle du choryphée. D'abord individualisées, les voix qui s'élèvent, chuchotent, retombent, susurrent en incantations, vont s'unir à partir de la page 131, en un chant choral (mis en italique) tandis que le cortège ceux qui marchent forme un seul grand Corps; puis ce sera l'alternance entre LA voix du chœur et les voix individuelles. La disposition typographique qui crée des distorsions par rupture syntaxique permet de mettre en évidence des mots ou groupes de mots grâce au rejet. Hoquet, halètement (vers très courts) ou au contraire souffle plus ample, plus profond (vers plus longs ou paragraphes); le rythme binaire ou ternaire de certains vers semble calqué sur celui de "l'homme qui marche". L'auteur, par une sorte d'empathie, a créé pour chaque personnage un langage spécifique ou du moins une intonation singulière. Le cas du centaure-écrivain est particulier. La table/de son corps maudit semble par un effet d'hypallage ne faire qu'un avec sa fonction; "toute sa vie est suspendue à la pointe de la plume"; il s'exprime, à l'inverse des autres personnages, en de longs développements où se mêlent parfois trivialité et poésie. L'intérieur de sa demeure est "encombré" d'objets, ces témoins du passage de son enfant, c'est son mémorial, un musée de l'enfance. Écrivain, il a besoin d'histoires, inventer des personnages pour aérer sa geôle; il lui faut, (à l'inverse du chroniqueur qui se contente de consigner la parole d'autrui), enfanter des visions, des rêves, du feu, de la lave en fusion, afin d'approcher et pétrir "la chose maudite" qui l'a anéanti depuis onze ans et demi.. Au final n'aura-t-il pas "Trouvé/ Des mots/ Pour le dire...??
Malgré les quelques indications spatio-temporelles (port, lac, débarcadère, capitale ducale, marais, vergers, collines; chaque nuit depuis...) et des allusions à la guerre (notre guerre dans la vallée au-delà des collines), le chant de ce "corps à corps" avec la douleur est comme hors du temps. C'est que le texte illumine de ses éclairs d'être, de ses souffles d'intense lumière et accède ainsi à l'universel.