Écrit presque dix ans après les événements d'une rare violence, ce texte loin d'être tentative de "justification" est une entreprise de dévoilement(s). Comment et pourquoi un livre a-t-il été interprété d'une autre façon que celle voulue par son auteur? Comment et pourquoi les faits ont-ils été manipulés, détournés de leur sens? C'est en "démêlant" toutes les fictions que l'écriture "rapprochera de la vie", de la complexité du réel". Cœur mis à nu aux accents baudelairiens, hymne au pays perdu "où le silence des choses vient chercher le silence en soi"; questionnement sur l'acte d'écrire et celui de lire, qui n'est pas sans rappeler un credo proustien, "La première pierre "est tout cela à la fois; ne serait-ce pas aussi -et le titre polysémique se prête à une lecture plurielle- le Tombeau du (au) père? Et par son architecture et sa dynamique interne, la transfiguration d'un factuel en universel, avec son dépli du sens et/ou du langage...
Pour tenter de résoudre l'énigme a priori incompréhensible "comment un livre d'amour a suscité tant de haine", l'auteur utilise le pronom "tu" (relayé mais rarement par un "je" ou un "il"). Dédoublement? Mise à distance? Figure rhétorique d'un "je"? Connivence avec le lecteur? Tout cela à la fois, peut-être. Mais on apprendra (page 111) qu'un jour le père "si encombré dans les mots" avait "rompu le silence" en employant un "je" pour s'adresser au fils par un "tu". Le "tu" est ce petit bonhomme (qu'il fut et continue à être) qu'un "je" présent/absent tance malmène ou conseille (voir l'incipit).
En pénétrant dans ce livre, le lecteur est comme happé par un mouvement de flux et reflux ne serait-ce que par le va-et-vient entre passé proche ou plus lointain (quand le "tu" -enfant adolescent ou adulte- venait au village) et le moment présent, (celui de l'écriture). À cela s'ajoutent des "harmoniques": les anaphores qui impulsent un rythme en scandant des paragraphes; la fin d'un chapitre qui annonce par une phrase, un mot, ce qui fera l'objet du chapitre suivant, lequel ouvre d'ailleurs d'autres perspectives; réponses tâtonnantes à l'énigme absolue (l'abondance d'interrogatives et de modalisateurs met l'accent sur cette volonté d'appréhender au plus près les choses et les comportements); réponses plus affirmatives qui vont progressivement dévoiler l'essence même de la parole écrite "le langage littéraire, dans l'idéal, pourrait être celui qui, dans la révélation, préserve l'obscurité du secret. Ramène Eurydice au jour avec toute l'épaisseur de l'obscurité dont il la tire» "la remonte des Enfers enveloppée de ses voiles de noirceur et de silence" Le livre "pays perdu" devait précisément remonter à la vie avec son poids de secrets le pays tout entier qu'on enfouissait avec la jeune fille morte prématurément...
Comme dans ce roman, le vocabulaire employé et la structure des phrases dans "La première pierre" magnifient les humains, leurs travaux, leur terre à la beauté rude. Les pages consacrées à l'estive ou au personnage d'Elise (154) sont d'une rare élégance. (Même la violence inhumaine de ceux qui se sont sentis humiliés floués fait de leur village, le théâtre moderne des Érinyes). Ce village tant aimé depuis l'enfance, le "tu" ne cesse de l'explorer car ce lieu est comme "le corps d'un être aimé, que l'on voudrait étreindre, caresser, dont dont on écoute le cœur, sur le visage de qui on observe le lent travail du temps" bien plus il est ton corps même "c'est dans le noir de ton ventre que palpitent les étoiles de ses nuits, c'est ta peau que colonisent ses lichens et ses fougères". Et révélation suprême "ce lieu est aux autres lieux ce que l'écrivain est aux autres hommes: ce qui le rend particulier, c'est de n'être personne" "ce qui le rend différent de tous c'est d'être semblable à chacun" Ce pays est un exil, un égarement...
Pierre Jourde est désormais "le pestiféré"; mais dans la tombe parmi les os de ton père, tu retrouveras tes amours d'enfance"; "la mort à laquelle tu appartiens puisque tu étais en elle avant d'être" "dans ta rêverie tu traverseras la pierre tu iras te mêler au corps granuleux des vieux murs et tu croiras que c'est l'enfance qui se retourne dans les eaux éternelles" "tu seras toujours là, malgré eux, chez toi".
À la complexité de la réalité (celle de la vie) qu'il faut atteindre par des démêlements successifs, correspond la complexité de l'écriture: des enchevêtrements, des superpositions par surimpressions que renforce l'alternance entre l'imparfait et le présent, un mélange de trivialité et de poésie, de réalisme cru, de plainte élégiaque (après tout ce petit bonhomme a toujours été atrocement romantique) et d'analyse proustienne!
On croit naïvement que la terre (le monde paysan) est le lieu de l'authentique, du vrai. Or c'est bien dans la terre paysanne que s'élaborent les fictions; nous nous fabriquons des histoires et c'est la littérature qui atteste la vérité" (extraits d'une interview).