Madelaine avant l’aube plonge le lecteur dans un univers âpre et rude - où l’évocation des conditions de survie dépassant l’ancrage historique acquiert une portée universelle- tout en préservant les spécificités d’un conte "noir" ; un monde dans lequel la docilité résignée quasi millénaire des damnés de la terre, risque de voler en éclats avec l’arrivée de Madelaine, petite fille de faim rebelle… Obéissant à une composition magistrale grâce aux procédés d’attente, à la maîtrise du suspense, à des choix audacieux d’énonciation, ce roman « d’espace et de territoire » -aux accents tristes d’un thrène parfois – interroge l’animalité, le labeur, le combat pour la survie, les liens familiaux, tout cela exacerbé par l’inclémence inexorable de l’environnement.
Dès l’incipit la tonalité d’ensemble est donnée la terre frémit sous leur pas lourd -c’est l’entrelacement des forces tellurique humaine et animale ; de même que va s’imposer le champ lexical de la fatigue de l’épuisement. Voici Eugène-le-Fort et son cheval Jéricho. Un malheur a frappé aux Montées, hameau qu’ils doivent regagner à la hâte. D’abord pressentie à la vue des chiens et du sang (l’ordre des choses a été fracassé) la tragédie ne sera révélée au lecteur, qu’à la fin de la partie « trois » et s’imposera à Eugène dans l’évidence du never more au début de la partie « quatre » (c’est cela que découvre Eugène, c’est cela qui signe la fin d’une vie…) Comme si les parties précédentes jouaient le rôle de prolégomènes tous tendus vers cette déchirure… Une brisure définitive grâce à (à cause de) Madelaine, cette gamine sauvage recueillie par Rose « la mémoire du village » puis élevée comme sa propre fille par Ambre la belle-sœur d’Eugène… Le monde d’avant cette aube est d’abord évoqué -dans les deux premières parties- par un narrateur, à la première personne. Un « je » qui s’est substitué au « il » du « prologue » Bran, recueilli , petit et affamé, par Rose (comme le sera Madelaine) Bran (dont la surprenante identité révélée à la fin de « deux » inscrit le récit dans l’univers particulier du « conte » et invite le lecteur à relire « autrement » les deux parties nous avons toujours été des gueux et nous avons toujours eu des maîtres). Témoin de toutes les allées et venues il inclut son « je » dans un « nous » collectif (les compagnons de jeux, les villageois, les chiens) ; un « nous » psalmodié en reprises anaphoriques afin de mettre en exergue une communauté de pensée d’intérêts fondée sur le fatalisme «Nous vivons. Pauvrement. Nous subsistons » « Nous sommes des lâches, mais nous sommes vivants ».
Passent les jours passent les semaines passent les années et leurs cortèges de morts de calamités, et cet affamement qui rend « déraisonnable » (on fait cuire des charognes on mêle la sciure de bois aux soupes de fèves ou des racines bouillies qui font mal au ventre) Terre ingrate où Pour contrer l’absence et la mort, il faut remplir l’espace » Le gel fait pleurer des larmes de glace mais la Terre immémoriale « gelée a des reflets de fleur ». Une terre qui appartient aux Ambroisie, ces seigneurs, tout-puissants, dont le fils atteint de folie se comporte en saigneur (seule Madelaine aura le courage de l’affronter tout comme elle avait terrassé un cerf).
Ombre et lumière, misère et pudeur des sentiments l’auteur en variant points de vue, champs lexicaux et rythmes de la phrase, crée des atmosphères à la « beauté rugueuse ». Le lecteur peut frémir d’horreur -comme les paysans se glacent d’effroi face au massacre inhabituel- et d’empathie mêlée (cf les pages consacrées à l’agonie d’Artaud jusqu’à sa dernière aube) D’autres passages frappent par leur force suggestive (Bran a deviné dans le regard d’Eugène contemplant sa belle-sœur Ambre cette connivence qui va au-delà de la simple amitié) ou leur réalisme cru (la vengeance impitoyable des maîtres).
Madelaine et Bran, Madelaine et Artaud -dont les relations vont s’estomper sans larmoiement en un thrène… sanglant. Madelaine et Mayeul. Madelaine et sa mère Ambre. La petite sauvage avait élu domicile dans cette « maison » qui contient le pays lui donne un sens.
En quittant la « scène » du Pays Arrière, alors qu’elle ignore tout des sanglantes représailles, Madelaine, l’exilée, « continue », sa marche vers… des aubes nouvelles ?