Franz Ritter. musicologue viennois, est en proie à l'insomnie. Sa nuit tourmentée, nous allons la suivre heure par heure, de 23h à 7h du matin: un indice temporel très précis sert de titre à chacun des 10 chapitres. Dans Zone le mouvement était impulsé par le "rythme ferroviaire"; ici sommeil contrarié et bouffée d'opium vont donner une "cadence quasi hypnotique". Car il y a des divagations et des ressassements, dont le narrateur a conscience d'ailleurs "j'hallucine" "il faut cesser de ressasser de vieux souvenirs iraniens" "arrêter de penser à voix haute". Mais ne nous y trompons pas: cet apparent "laisser aller" (coq-à-l'âne) obéit à une architecture travaillée complexe voire secrète. On pourrait la comparer aux "chemins de fer" d'Alkan pour ce qui est de la démultiplication du mouvement; aux tours et demi tours du cocher sur la route de Mogersdorf; à l'enlacement violoncelle et flûte chacun dans son propre thème pour l'érotisme; à la promenade érudite de Magris, pour le contenu (quête de l'Orient dont la relation Franz/Sarah est la métaphore); aux arabesques du château (lors du colloque à Hainfeld) qui s'apparentent aussi aux volutes de la fumée (une bouffée d'opium, une bouffée de mémoire) pour la construction de la phrase en arborescence; aux ghazals pour le retour des personnages (orientalistes du passé et du présent; les poètes Hafez et Saadi par exemple); aux variations musicales pour la reprise de thèmes, annoncés dès le début, ils seront repris amplifiés. Le retour au moment présent est certes trivial mais toujours empreint d'humour; il peut être annoncé par "tiens" et par une considération d'ordre très pragmatique (peignoir lampe chaîne Hifi bureau encombré)
Les visions sont impulsées par des verbes de perception, les réflexions -notamment sur l'Orient et l'au-delà de l'Orient- par les commentaires de Sarah; les velléités d'écriture sont annoncées par l'emploi du conditionnel ou du futur; les souvenirs peuvent être restitués par des enchâssements de récits. Au "je" de l'énonciation se substitue parfois un "on" comme une mise à distance. Une ligne de soutènement dans cet édifice complexe, la figure de la femme aimée Sarah. Car dans dans Boussole, les liens entre Orient et Occident ressemblent étrangement et/ou délibérément à la relation entre le narrateur et Sarah, une relation à la fois passionnée et "contrariée, faite de désirs et de frustrations, de fantasmes aussi et d’incompréhensions".
Pour la "vraisemblance" l'auteur a paré à tout reproche, en désamorçant la critique "la mémoire est la seule chose qui ne me fasse pas défaut" (128) Franz peut aussi faire appel à celle de son ordinateur en extrayant des documents qu'il a archivés et qu'il cite -au moment où il les lit- in extenso (avec au niveau typographique, un changement de police); ou bien en se levant, il consulte des livres de sa bibliothèque -ouvrages dont il peut citer des extraits, Pessoa par exemple 206; ou encore en écoutant à 3h du matin les infos -et comme il s'agit de décapitation en Syrie- il livre ses réflexions sur la décapitation en général et s'interroge sur le premier djihadisme "allemand" en 1914
"Chérir l'autre en soi" tel est le leitmotiv qui parcourt "Boussole". Une "boussole" offerte par Sarah et qui, sans être déglinguée avait "perdu le Nord" en ne désignant que l'Est...Ainsi aimanté, le roman peut se clore comme il avait commencé: un quatrain emprunté à Schubert cité en exergue sert de clausule (interpénétration voire osmose entre Occident et Orient). Entretemps l'auteur nous aura fait voyager de Florence à Palmyre, de Vienne à Istanbul; du cimetière Montparnasse à Téhéran. Il nous aura fait entendre le ganoun, les chants arabes, écouter les poèmes de Hafez, de Roumi, la chouette aveugle de Hedayat, et fait franchir toutes les portes de l'Orient. Des personnages dits "secondaires" auront gagné en épaisseur: Bilger cet archéologue allemand assez fou, Faugier à la poursuite de sexe et de came; Annemarie Schwarzenbach tant admirée par Sarah; Morgan pitoyable dans le long récit où il avoue ses mensonges et turpitudes au nom de son amour pour la belle Azra; la liste serait longue...Musiciens écrivains aventuriers c'est tout un monde fasciné par le Moyen Orient que l'auteur convoque et qui hante le roman; des êtres dont la quête est certes celle d'un pur fantasme mais qui à l'inverse des conquérants ont rêvé de l'Autre pour le saisir dans cette altérité et non pas pour le "coloniser"
Un bémol toutefois: l'érudition confine parfois au pédantisme universitaire...et le reproche à l'encontre de Jean-Marie historien gascon "faire montre de ses connaissances historiques" ne pourrait-il pas s'appliquer au narrateur?? Parfois on serait tenté de dire comme Sarah (avec qui Franz avait rendez-vous pour visiter Rue Championnet, l'appartement du prosateur iranien Hedayat suicidé en 1951) "Franz tu parles sans interruption. Mon Dieu ce que tu peux être bavard" (273)