Colette Lallement-Duchoze

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Billet de blog 13 août 2014

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La traversée des plaisirs de Patrick Roegiers (Grasset)

Sur un rythme débridé voire étourdissant que ponctuent des interjections -laudatives ou ironiques selon le contexte- et des onomatopées, Patrick Roegiers entraîne son lecteur dans une aventure: celle de l'écriture en faisant vibrer le corps des mots.

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Sur un rythme débridé voire étourdissant que ponctuent des interjections -laudatives ou ironiques selon le contexte- et des onomatopées, Patrick Roegiers entraîne son lecteur dans une aventure: celle de l'écriture en faisant vibrer le corps des mots. "Profession de foi dans les livres" cette "traversée des plaisirs" foisonne d'anecdotes que l'auteur recense avec la jubilation de la connivence. Mais ne lit-on pas aussi en filigrane une interrogation -qui eût été douloureuse sans la distanciation ironique- sur le Temps? ("vulnerant omnes, ultima necat")

Cette "escapade littéraire" (sous-titre) se déroule en deux mouvements: "le corps des mots" et "le corps des écrivains". Les titres insistent sur la matérialité de l'écriture, sa substance organique, ce qui la rend vivante. Mais connaissant l'appétence de l'auteur pour l'étymologie on pourrait jouer ad libitum sur la polysémie du substantif "corps" sans trahir sa pensée. De toute façon, Patrick Roegiers livre en quatrième de couverture la teneur exacte de chaque partie: "voyage ludique dans ma bibliothèque" (I) et "portrait inattendu de neuf grands auteurs"(II) 

La disposition typographique avec ses intertitres (surtout en I), ses blancs, ses mots ou expressions isolés, est celle qui convient aux fragments. Et d'ailleurs ne pourrait-on appliquer à ce "voyage" -dans le temps et l'espace- les mêmes épithètes que l'auteur emploie pour qualifier le dictionnaire de Charles Dantzig "désinvolte et virevoltant original et cultivé"?  On a parfois l'impression qu'on saute du coq à l'âne (revendiqué comme "le sel de la vie"). Méfions-nous toutefois des "apparences". Car en fait un mot peut en appeler un autre, une expression servir de support à une réflexion. Pour exemple: page 88 on passe de l'usage du crayon à l"effort du poignet" (Chaplin) puis à la main; et à sa fonction métonymique. Les neuf auteurs sélectionnés par l'auteur en II vivaient déjà -comme morcelés- dans le corps du texte en I; sujets-phares en II, leur "portrait  inattendu" n'en fait pas moins revivre d'autres auteurs (par le jeu des accointances ou des inimitiés, des ressemblances ou des dissemblances). Enfin des thématiques et des formes récurrentes: acte d'écrire, fonction de l'écriture, plaisir d'écrire, interrogation sur le Temps, et ce goût prononcé pour les listes, font que par-delà le désordre apparent et bouillonnant, il y aurait comme un "textus/trame" avec des motifs suggérés ou nettement définis

 Mais ce qui surprendra le plus un lecteur qui n'aurait pas encore pénétré dans le "cabinet des curiosités" de l'auteur c'est son immense érudition. Friand d'anecdotes, de citations, il fait revivre les écrivains dans leur quotidien banal (lieu d'habitation et de travail) ou truculent (voir la liste des marottes et celle des manies); il nous fait entendre leurs coups de tête, leurs gueulantes, leurs détestations et leurs amours, leur sens de la répartie (ou non) et leur humour, il nous rend "palpables" leurs "maux de corps" (chicots Céline et Beckett; cicatrice Pérec, Leiris; affection cardiaque congénitale Michaux ). Des formules choc les enserrent comme dans un écrin (Dubillard, "sélénite du dérisoire" "clown lunaire"; Céline, "vagabond halluciné"; Raymond Roussel, "aiguilleur du verbe"; Michaux "navigateur des typhons", "pongiste de l'art"; Robbe-Grillet "anti-terroriste totalitaire")

 Et dans la recension (toujours jubilatoire) il insère (en I comme en II) des souvenirs personnels (ses rencontres avec certains auteurs par exemple). Il proclame haut et fort non seulement certaines accointances/connivences avec des écrivains, mais son "amour" sans partage (voir le paragraphe scandé par l'anaphore "j'aime" à propos des écrits de G Pérec (107). C'est Jacques Sternberg qui lui a donné le plus envie d'écrire; de Pérec il aime l'idée "d'écrire en jouant"; Barthes lui "donne envie d'écrire"; Robbe-Grillet le fait rire; Claude Simon est un de ses "écrivains préférés"(souffle de son écriture, chatoiement de sa langue, turbulence de ses phrases). Et au final l'auteur dans sa démarche n'a-t-il pas procédé comme ce dernier par "tableaux détachés" avant que du chaos ne surgisse le texte -dont Martine (à laquelle "la traversée des plaisirs" est dédiée) est la lectrice privilégiée...lectrice depuis toujours de ses "bredouillis et  brouillons"

Ainsi Patrick Roegiers "érudit fantasque empli d'humour vagabond"(Canard enchaîné) nous aura une fois de plus séduit dans "cet exercice d'admiration et cette profession de foi dans les livres et l'écriture" (4ème de couverture). Et c'est encore une pirouette qui clôt la conclusion, -sorte de réceptacle/épitaphe aux écrivains disparus!

 "Bien écrire, c'est tout" disait Flaubert cité en exergue. "C'est la forme qui mène le récit" (Claude Simon)

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