Le titre de ce nouveau roman de Russell Banks -littéralement "mémoire perdue de la peau"- a valeur de profession de foi. À l'ère de la communication digitalisée, l'individu risque "d'oublier" l'authenticité du contact réel, direct; il est "déréalisé". Simultanément la prolifération des pseudonymes –et autres fausses identités- dans un monde numérisé, loin de favoriser l'anonymat, autorise et légitime le "flicage" permanent. Pour illustrer ces constats et/ou paradoxes, l'auteur, fidèle à son credo "Un romancier, ça sert à poser des questions, pas à y répondre », s'interroge sur les tabous, la pédophilie, les prétendus bienfaits du tout sécuritaire, à travers le "destin" du Kid, un jeune homme de 22 ans, encore vierge, mais fiché par le Registre national des délinquants sexuels…
Le Kid entre dans la bibliothèque de Calusa (Floride), c'est l'incipit. Une ouverture de roman plus que symbolique. Haut lieu de la mémoire collective, une bibliothèque est le réceptacle des œuvres littéraires du passé et du présent. Mais le Kid est venu consulter la liste des délinquants sexuels répertoriés sur Internet…. Le Kid comme "personnage de roman", le Kid comme individu "pestiféré" exclu, mis au ban de la société…Faire de la bibliothécaire, Gloria, la femme du Professeur (sociologue universitaire, colosse aux pieds d'argile, il va sympathiser avec le jeune homme, analyser son "cas" et devenir son "mentor") est assez astucieux d'un point de vue narratif. La mention récurrente d'une "carte au trésor" n'est pas anodine. Pour le Professeur elle sert d'appât –amadouer le Kid-, pour le jeune homme elle est un tremplin à ses rêves (en surimpression il imagine le destin du capitaine Kyyd et le sien). Elle inscrit en outre le roman de Russell Banks dans la lignée de "l'île au trésor" de Stevenson ("structure archétypale, règles dans la composition des personnages"; "tout ce qu'est Long John Silver pour Jim Hawkins (chez Stevenson), c'est ce qu'est ici le Professeur pour le Kid" affirme l'auteur). D'autres références empruntées à la Bible par exemple -le Kid assimile le Professeur au Créateur, l'exclusion des lépreux à celle de ses comparses du Viaduc Claybourne, le serpent à Internet, la pornographie au fruit défendu- permettent de transcender un réel et "l'exhausser à la dimension d'un mythe" (4ème couverture)
Mais quel est le "crime" dont le Kid est accusé? Et pour lequel il est condamné à porter un bracelet électronique, à vivre en (à la) marge? Avoir été accro au porno et à la masturbation? L'auteur –et partant le lecteur-, tout comme le Professeur, l'Écrivain, le pote Rabbit ou Dolores, la femme de Cat Turnbull le gérant du magasin dans les marais de Panzacola (IVème partie)- éprouvent de la sympathie pour ce jeune homme, très tôt livré à lui-même, compagnon fidèle d'un iguane; c'est un être sensible, méthodique (il a le sens de l'organisation), un naïf généreux, menteur et débrouillard certes…Il faudra attendre sa longue confession enregistrée par le Professeur (III, 6 et 7); il est tombé dans un guet-apens tendu par la police, soucieuse de détecter les délinquants "putatifs" Est-cela Vérité? Le titre du chapitre 7(III) "histoire du Kid selon le Kid".n'est-il pas ambigu? Quoi qu'il en soit c'est l'occasion pour l'auteur de dénoncer les méfaits du virtuel et des films pornos –"qui réduisent la vie sexuelle à quelques pixels sur un écran"- sur des personnes, jeunes.
Une question -posée par le Kid, le Professeur et l'Écrivain- revient en leitmotiv; celle de l'identité (voir l'exergue emprunté à Ovide) "être ou non ce qu'on paraît être"? Le Kid sait qu'avant la période militaire, "il n'était jamais obligé de mentir ni de garder de secrets"; suite au guet-apens, puis à la prison il a fait de la maxime "nul n'est ce qu'il paraît être" un credo. Le Professeur lui-même n'avouera-t-il pas dans sa confession (enregistrée à sa demande par le Kid) qu'il a été "multiple" l'un et son contraire? Quant à l'Écrivain (voyageur free-lance) il répondra par l'affirmative à la question du Kid "Est-ce que ce qu'on lit et qu'on pense être vrai, est de fait, en grande partie inventé"? Car "on ne peut jamais connaître la vérité de quoi que ce soit"…
Dans ce roman où alternent dialogues descriptions et récit, certains passages ont une force évocatrice et suggestive. La mort d'Iggy -l'iguane abattu par les policiers lors de la rafle- est vécue comme une amputation par un Kid déjà lourdement handicapé par son statut de "délinquant sexuel"; les brumes artificielles déversées lors d'une séquence de tournage (II,8) créent une ambiance fantomatique certes, mais illustrent aussi la perte de repères (le Kid "ne sait plus" phrase répétée en anaphore) car elles "effacent la ligne de démarcation entre sujet et objet, intérieur et extérieur"; pris dans la tourmente du cyclone George, le Professeur au volant de son monospace subit les affres d'une Tempête intérieure (elle ébranle ses certitudes, et préfigure sa perte…); la description du Grand Marais Panzacola renvoie à une protohistoire et son aspect dédaléen peut par analogie épouser les méandres d'une conscience ou les circonvolutions d'une Vie. On pourrait multiplier les exemples!
Au final le Kid n'aura-t-il pas fait sienne la maxime/aphorisme de l'Écrivain "On sait ce qu'on croit; c'est tout ce qu'on peut avoir dans cette vie"? Déjouant les attentes des "locataires" du Viaduc –que l'auteur compare à un chœur grec – il n'est pas, ne sera pas un "héros désabusé", il SAIT que dans un avenir "proche" (soit dans neuf ans) il sera enfin "normal"….