Compressée, inventive, vivante facétieuse aussi, l’écriture d’Eric Vuillard ne se contente pas de ressusciter des pans de l’Histoire ; elle met en exergue ces petits pas qui à chaque fois auront précédé les grands bouleversements. (ses différents récits le prouvent aisément). L’ordre du jour n’est pas une énième version de la genèse de la barbarie hitlérienne ; mais l’auteur nous invite à scruter -comme dans une antichambre- quelques faits qui ont précédé l’Anschluss, l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne en 1938. « les plus grandes catastrophes s’annoncent souvent à petits pas »
Eric Vuillard restitue ainsi des scènes inaugurales -et trop souvent méconnues- comme autant de prémices : la réunion du 20 février 1933 au Reichstag où les fleurons de l’industrie allemande sont conviés -pour ne pas dire sommés- à participer financièrement à l’élection législative de mars ; la visite privée de Lord Halifax à Goering le 20 novembre 1937 qui scelle tacitement une entente; la convocation du chancelier autrichien Kurt von Schuschnigg au Berghof, le 12 février 1938 pour lui signifier un ultimatum…… et nous voici le 12 mars 1938 à Londres conviés au repas qui réunit Churchill Chamberlain et l’ex ambassadeur Ribbentrop, alors que l’Anschluss "est en marche"….
Pour chacune de ces scènes (séquences) le rythme de la phrase la profusion de détails le jeu de flash back ou de prolepses, l’alternance entre présent dit de narration et passé simple, les anaphores qui scandent un paragraphe, les exhortations au lecteur et l’ingérence immixtion du « narrateur » (emploi du présent de vérité générale, emploi du pronom « je » ou de l’adjectif possessif « nos ») contribuent non seulement à rendre le récit très vivant mais à solliciter une "participation" active du lecteur en lui proposant un autre regard sur des faits avérés ! Le sens de la "formule choc", le recours à l'ironie (jeu d'antiphrases) et/ou à l'humour participent aussi de cette approche kaléidoscopique de l'histoire
Ce n’est pas pur hasard si le récit obéit à une construction circulaire ; les industriels convoqués en ce 20 février 1933 (début du récit) bien identifiés au départ par leur patronyme, vont bénéficier après la guerre, d’une impunité éhontée et c’est par métonymie -la marque pour désigner la firme et ses directeurs- qu’ils subsistent dans la mémoire collective et surtout dans notre quotidien (vêtements ascenseurs voitures médicaments montres etc..). L’ordre du jour est bien le procès des compromissions entre le pouvoir politique et l’industrie (qui d’ailleurs n’est pas sans rappeler Davos...)
Si dans le dernier chapitre (Mais qui sont tous ces gens?) Gustav Krupp lors du dernier repas à la villa Hügel, au printemps 1944, voit les spectres de ses victimes, (des dizaines de milliers de cadavres les travailleurs forcés, ceux que la SS lui avait fournis pour ses usines), ce n’est pas pure invention de l’auteur ; il dit avoir tiré cet épisode d’un témoignage « le raconter était une manière de relier deux espaces (les demeures où se prennent comme à huis clos les décisions patronales et les usines) « les ombres des victimes venaient un instant hanter la conscience des maîtres »
Au moment même où le petit dictateur autrichien Schuschnigg hésite à souscrire aux injonctions d’Hitler (il y va de l’opprobre ou de la grâce, il y va du sort du monde), dans un asile de Ballaigues (Jura) Louis Soutter dessine des personnages hideux avec ses doigts trempés d’encre. Sa vision apocalyptique n’est-ce pas celle de l’agonie du monde qui l’entoure ? Telle est l’interprétation d’un auteur soucieux de mêler la petite et la grande histoire mais en fustigeant l’aspect grand guignolesque des uns (immortalisés dans des films ou sur des photos) et en suscitant de l’empathie pour les « oubliés »...Que dire aussi de cet intellectuel Günther Stern accessoiriste à Hollywood Custom Palace contraint (ironie du sort) de cirer les bottes des nazis « avec autant d’application qu’il brosse les cothurnes des gladiateurs » ; il travaille pour la grande machine américaine du cinéma qui avait déjà déposé les costumes des militaires nazis sur les rayonnages du passé pendus aux cintres des affaires classées…. Magasin des accessoires !!!
Ainsi la juxtaposition, « inattendue » pour le lecteur, de faits concomitants confère au récit une ironie brûlante ou glacée, tout comme elle résonne tel un avertissement.
Déboulonner des mythes : celui de la toute puissance de l’Armée allemande par exemple, la voici qui tombe en panne, la frontière de l’Autriche à peine franchie…Un épisode cocasse
Vitupérer le cynisme : il y a eu des suicides en Autriche une semaine avant l’invasion (Eric Vuillard donne un visage un nom à ceux pour qui la mort a traduit leur ressenti « dégoût pour un monde dans sa nudité meurtrière ») et la compagnie autrichienne a refusé de fournir les juifs, car ils se suicidaient de préférence au gaz en laissant impayées leurs factures … Que cela soit une plaisanterie des plus amères ou une réalité, qu’importe ; lorsque l’humour incline à tant de noirceur, il dit la vérité
On ne tombe jamais deux fois dans le même abîme.
Mais on tombe toujours de la même manière dans un mélange de ridicule et d’effroi….
PS ce récit vient d'obtenir le prix Goncourt ! 6 novembre 2017