Une plongée au cœur des ténèbres, un rythme trépidant (ce qui n’exclut pas des moments de pause émouvants (l'adieu à Kadiatou la jeune femme aimée restée en Guinée par exemple, l'adieu à "leur histoire ") une façon "originale" de filmer à vélo (ce qu’expliquait le réalisateur lors de la rencontre lundi 16 septembre) et voici que Boris Lojkine rend « visible » l’ubérisation de ces livreurs étrangers ivoiriens et guinéens (dont 75% de sans papiers).
Voici qu’il rend palpables tous les risques encourus, en immergeant le spectateur dans le vertige d’une course contre la montre quotidienne, grâce à cette caméra qui suit le personnage de bout en bout, comme vissée à lui, collée à sa peau – et grâce à une bande-son qui rend audible le calvaire en restituant saccades chaos et grouillements, -cliquètement entrechocs rails vrombissements- de la ville, son tissu sonore dans son entièreté (rues, métro, dortoirs d’accueil, douches municipales, bus spéciaux) .
Dettes à rembourser (Souleymane a loué une application téléphonique à Emmanuel) réservation au petit matin d’un endroit où « dormir » le soir, bus et métro à ne pas rater après une journée harassante de courses effrénées (rendement imposé). Et à chaque étape la même angoisse, à chaque étape de ce calvaire de forçat de la rue - on est au cœur d’une forme éhontée d’exploitation moderne - la même peur panique dans l’attente de ce « sésame » (droit d’asile, statut de réfugié politique ). Telle se donne à voir « l'histoire » de Souleymane.
Mais il est une autre " histoire" celle qu’il est contraint d’apprendre par cœur (documents précis à se procurer moyennant finances) une histoire censée faciliter l’obtention du « papier » qui légaliserait une situation, une histoire qui mêle politique engagement emprisonnement tortures dans la Guinée natale, une histoire datée avec précision. Une histoire friande de détails (lieux noms des personnalités politiques ou des militants, vérifiables) ; une histoire qui certainement correspond à une réalité mais qui n’est pas celle de Souleymane… En revanche le récit du périple (Algérie Lybie Italie) Souleymane l’a vécu dans ses horreurs accumulées (raison suffisante pour dissuader Kadiatou de le rejoindre) « horreurs » que le cinéaste avait illustrées dans Hope (2015).
La dernière séquence où le face à face alterne les points de vue tout en alternant les plans sur les visages avec changement subtil d’angle de vue (et non champ contrechamp) aura son acmé dans une subjectivité retrouvée, dans et par une réappropriation sincère de soi. Et même si la compassion se lit sur le visage de Nina Meurisse (elle auditionne dans le cadre de l’OFPRA -Office français de protection des réfugiés et apatrides-), et se devine dans son regard - même si la voix de Souleymane est entrecoupée de pleurs, hoquets et spasmes vont emplir un écran noir laissant au spectateur le loisir « d’imaginer la suite… ».
Un film aux allures de documentaire aussi vibrant que l’interprétation à fleur de peau d'Abou Sangare.
Un film sur l’humain (on retiendra la séquence où à bout de souffle le livreur a monté en maugréant les 6 étages d’un immeuble pour livrer le repas à un.... vieillard impotent… à qui il va proposer spontanément son aide) ; une humanité qui jamais ne verse dans le sentimentalisme le misérabilisme, le manichéisme.
Un film à ne pas rater lors de sa sortie le 9 octobre
Avec Abou Sangare (Souleymane) Alfa Oumar Sow (Barry) Nina Meurisse (agente OFPRA) Emmanuel Yovanie (Emmanuel) Kelta Diallo (Kadiatou)
Prix du Jury de la section Un certain regard (Cannes 2024) Prix d'interprétation masculine pour Abou Sangare
Prix FIPRESCI (fédération internationale de la presse cinématographique)
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