Colette Lallement-Duchoze

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Billet de blog 18 novembre 2018

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Frère d'âme roman de David Diop (Seuil)

A travers le parcours d'un jeune artilleur sénégalais, David Diop non seulement réhabilite la mémoire des « oubliés » du carnage que fut la première mondiale mais en une langue originale (le wolof adapté à la langue française) il convertit la violence des souvenirs en appels déchirants et si profondément humains !

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Il était le grand favori des prix littéraires ; la critique avait encensé son roman dès sa parution en août 2018. David Diop vient (enfin) de recevoir un prix : le « Goncourt des lycéens » (créé en 1988). Ce qui a séduit les jeunes jurés?  c’est la « vision terrible de la Grande Guerre » entre « sagesse » de l’Afrique et « folie » de l’Europe. Et précisément dans le déroulé des souvenirs du narrateur, Alfa Ndiaye, ex tirailleur sénégalais qui a combattu au front sous le drapeau français, vont s’affronter deux mondes celui de l’enfer du champ de bataille où toutes les valeurs sont abolies et celui d’une terre aimante généreuse. Tout comme le lecteur sera invité à entendre deux voix dans ce thrène des temps modernes dédié à l’Ami, ce frère d’âme -.Je suis deux voix simultanées. L’une s’éloigne et l’autre croît. (Cheikh Hamidou Kane L’aventure ambiguë, cité en exergue)

 Dès l’incipit, l’aveu «je sais j’ai compris je n’aurais pas dû »-qui d’ailleurs sera souvent repris en écho - énonce dans sa gradation même une prise de conscience et un regret. Un aveu qui semble émerger d’une longue période de silence -ce dont témoigneraient les points de suspension qui le précèdent.

Le narrateur se rappelle d’abord les circonstances qui ont présidé à son choix devenir sauvage. Son frère d’armes, son « plus que frère » (son frère d’âme précisément et le titre du roman joue sur la paronomase implicite) se meurt agonise. Pour n’avoir pas répondu aux trois supplications de l’achever, empêtré par des « pensées commandées par le devoir et recommandées par le respect des lois humaines », Alfa taraudé par la culpabilité décide alors de venger son plus que frère Mademba Diop. Ce que je n’ai pas fait pour Mademba je le fais pour l’ennemi aux yeux bleus. La France a besoin de notre sauvagerie alors on obéit. Mais moi je suis devenu sauvage par réflexion. Le récit d’une folie meurtrière assumée n’omet aucun détail dans la restitution quasi clinique du corps à corps avec l’ennemi d’en face et vante la fierté du travail accompli (après tout, la nuit tous les sangs sont noirs) ; réalisme cru certes mais en parfaite adéquation avec la barbarie de cette guerre... Entre la cinquième et la sixième main coupée,-c’est le trophée que rapporte Alfa du camp ennemi- une scène traitée en un long plan séquence en dit long sur la démence cruelle des chefs : le capitaine Armand -aux yeux noyés d’une colère continue- intime l’ordre de tuer les 7 « traîtres » ceux qui refusent d’obéir « au sifflet de la mort ». Ecoeuré par la laideur du carnage, blâmant intérieurement la folie du capitaine, Alfa salue le « courage » de ses copains dont Alphonse et Albert offerts comme du gibier aux salves ennemies… D’abord complices, les Toubabs et les Chocolats en viennent à redouter celui qu’ils assimilent à un « sorcier » un démm un dévoreur d’âmes. Dès la septième main coupée, Alfa est évacué à l’Arrière. Et c’est dans le Centre où le sourire appelle le sourire, qu’il va convoquer -à partir de dessins- son passé heureux à Gandiol, sa relation avec Fary, et surtout l’amitié indéfectible qui l’a lié à Mademba Diop, -deux adolescents si dissemblables et pourtant si proches. Une évocation souvent empreinte de poésie et d’onirisme qui selon une tradition orale, tisse l’interpénétration des règnes et des espèces, dans une perspective animiste, où anamorphoses et métamorphoses semblent se rejoindre dans un cosmos originel. L’auteur prête à son personnage un regard à la fois enfantin, circonspect ingénu et ironique. Et pourtant certains épisodes frappent par leur cruauté : la mère disparue et peut-être enlevée par les Maures du Nord, le mercantilisme du collecteur d’impôts -et en filigrane les ravages de la colonisation- auxquels s’oppose la sagesse du père…

 C’est à Mademba Diop qu’est dédié ce thrène des temps modernes. Ce roman se donne en effet à entendre comme un chant funèbre aux accents de cantilène parfois. Des cris déchirants contre l'inconcevable et des chuchotements caressants contre l'indicible. Les récurrences de certaines formules mon plus que frère, par la vérité de Dieu, la parenté à plaisanterie, les anaphores qui scandent des paragraphes ou/et les répétitions lancinantes à l’intérieur de paragraphes, la métaphore quasi omniprésente de la femme terre ont la force incantatoire de récits mythiques. Et c’est l’expression « dedans dehors » déclinée dans ses sens propre et figuré et en ses multiples variations qui est le leitmotiv (le dedans de la terre était dehors, le dedans de mon esprit était dehors, Fary m’a ouvert le dedans de son corps; derrière ses lunettes le docteur François regarde le dedans de nos têtes, etc.) Dualité et dichotomie ! Division et antagonisme ! Alfa entre l’humain et l’inhumain !.le Corps et l’Âme ! Vers la fin du roman s’interrogeant sur sa propre identité et sur la façon de se raconter (lui qui ne parle pas le français sait que la vérité de la parole n’est pas une mais double voire triple ) il découvre qu’il est « double ».Phrases et rythme sont alors au service de cette révélation hallucinée et lucide qui allie les contraires « je dépouille je vide les crânes et les corps[…} mais je suis aussi la lune rouge qui se lève sur le fleuve[…] Je suis l’innocent et le coupable ». Il sait qu’il est l’ami qu’il aurait dû achever en cette journée funeste et que son âme s’en est allée mourir dans le corps de « son plus que frère ». Au final le « je » renverra à Mademba Diop et le tu » à Alfa son plus que frère. L’absence d’article ou d’adjectif possessif dans le titre du roman, n’induisait-elle pas une réciprocité ? Amitié fusionnelle que Montaigne -d’ailleurs cité en exergue-, a célébrée et résumée dans cette phrase qui résonne par-delà les siècles « nous nous embrassions par nos noms »

 A travers le parcours de ce jeune artilleur sénégalais, David Diop non seulement réhabilite la mémoire des « oubliés » du carnage que fut la première mondiale tout en tordant le cou aux  préjugés racistes à  l'encontre des Noirs, mais en une langue originale (le wolof adapté à la langue française) il convertit la violence des souvenirs en appels déchirants et si profondément humains !

 L’histoire du sorcier-lion est pleine de sous-entendus, celui qui la raconte peut y dissimuler une autre histoire qui pour être dévoilée doit se laisser deviner un peu….

 Ainsi de Frère d’âme ?

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