Au commencement, la requête de l'éditeur, écrire une notice sur Barbara Loden pour un Dictionnaire de cinéma. Enquêtes, recherches, lectures, vaste chantier d'où doit émerger une "miniature de la modernité". Vaste chantier aussi que celui de l'écriture dans sa tentative d'embrasser le réel par l'exploration des mots! La notice sera délaissée, ce sera une approche au plus près du mystère d'une œuvre, d'une destinée, capable de saisir ce qui est "en creux" "Supplément à la vie de Barbara Loden" ou la captation entre "apparition et disparition" d'une figure de la féminité en un réseau de croisements, d'enchâssements aux effets spéculaires à la fois fugitifs et complexes!
Dès le début le lecteur est convié à voir le film Wanda (tout comme la narratrice/auteur et sa mère le visionnent assises sur un canapé). Entre des séquences (film), et entre les paragraphes (écriture), un blanc. Intermittence du texte? Pause? Espace lacunaire à combler? Car le choix d'une forme morcelée, fragmentée renvoie certes à des procédés cinématographiques -accélération, ellipses, surimpression, syncope-; mais en littérature, cette forme permet de capter une voix intérieure au bord de la rupture au monde, aux autres, à soi. Voix qui se diffracte. Voix dans laquelle s'imprime celle de la narratrice. Voix qui résonne d'échos feutrés dans celle de la mère. C'est Barbara Loden, bien sûr, cette actrice et réalisatrice américaine (1932-1980); c'est Wanda personnage éponyme du film réalisé et interprété par Barbara (1970). C'est Alma Malone héroïne d'un fait divers, rapporté dans le Sunday Daily du 27 mars 1960,et dont s'est inspirée Barbara Loden pour son film. C'est aussi Edna personnage du roman de Kate Chopin l'Eveil -que Barbara aurait voulu adapter. ("elle aurait filmé l'élan et l'imminence, la naissance du sentiment, la froide obstination terrifiée") C'est la mère de la narratrice (à la sortie du tribunal de Grasse où elle a perdu son procès, elle avait erré "dans une tristesse mortelle"). Toutes ces femmes qu'une blessure réunit en un seul corps de Douleur. L'analogie est lisible dans un jeu de comparaisons annoncées par "comme" ou de métaphores par assimilation "Barbara est Wanda". Marguerite Duras, plusieurs fois citée, considère qu’il y a un miracle dans Wanda. "D’habitude il y a une distance entre la représentation et le texte, et le sujet et l’action. Ici cette distance est complètement annulée, il y a une coïncidence immédiate et définitive entre Barbara Loden et Wanda"
Ainsi se créent des "passerelles" entre le vécu de l'une et l'imaginaire de l'autre; ainsi s'installe en un jeu de "miroirs" tout un réseau de sens et de croisements, dont rendent compte l'alternance et la fusion; un paragraphe est consacré à Wanda (film/fiction) et le suivant à Barbara (réel/vécu) par exemple; mais l'interrogation sur les causes de la "désolation" vaut pour les deux "on ne saura jamais d'où vient la blessure qui condamne à la désolation, on ne saura jamais quelle ancienne trahison ou quel abandon lointain l'ont plongée dans ce désarroi sans aspérités et sans partage".
Ce livre n'est pas une biographie, même si à certains moments Nathalie Léger s'interroge sur la place/distance qu'elle doit adopter par rapport à son "sujet"; même si en un long fragment scandé par l'anaphore "j'apprends"elle livre au lecteur le résultat de ses recherches sur la "vie" de Barbara (dont sa rencontre insolite puis son mariage avec Elia Kazan). Ce serait comme la "naissance" d'un roman. Le lecteur découvre simultanément le film (Wanda) et la genèse du texte (Supplémentà la vie de Barbara Loden). Mais loin de paraphraser le film, l'auteur propose une "relecture" plus personnelle. Et ce n'est pas pur hasard si le dernier personnage évoqué (elle l'a rencontré sur les conseils de Fred Wiseman "l'inventeur du documentaire sans interviews") est Mickey Mantle. Cet ancien joueur de baseball évoque les affres liés à l'écriture "les mots, la lenteur, la concentration qu'il faut pour trouver ce qui va ensemble, l'assemblage d'une seule phrase; les hésitations, les problèmes"; et surtout cet aveu "je voulais raconter ce qui est en plus" je voulais raconter ce qui manquait", ne renvoie-t-il pas au titre même de l'ouvrage "supplément à...?".
Ainsi dans l'entrelacs des mélancolies évoquées suggérées ou illustrées, il y a cette interrogation sur "l'écriture qui cherche et sur l'écriture qu'on cherche". Et c'est dans les "fondus enchaînés", dans l'entrelacement de plusieurs destinées qui se reflètent, que peut-être "revient" "l'esprit" de Barbara. Au Houdini Museum "les choses s'en vont, mais c'est ici qu'elles reviennent" affirmait Mickey Mantle. Dans son errance et loin de la "vieille agitation romanesque", la mère avait contemplé cette femme qui nageait dans la piscine de Cap 3000 "glissant et tâtonnant, scrutant par les hublots immenses comme si elle jetait un œil outre-tombe, regardant, cherchant ce qui était perdu, puis remontant, et revenant souriant, remontant, fuyant très vite et revenant".