Poème épique où alternent "danse" et récits faussement hagiographiques,"poème d'amour tracé avec le corps"; univers apocalyptique où la noirceur d'un monde chthonien est atténuée par l'humour et l'auto-dérision, c'est ce que le lecteur est invité à découvrir dans le nouveau roman de Lutz Bassmann -alter ego de Volodine-.après avoir été convié, dès le titre, à danser avec Nathan -si le terme "danse" est considéré comme verbe et non comme substantif. Une composition musicale (rôle du contrepoint vocal), une architecture fondée sur la construction/déconstruction, une archéologie souterraine dans le travail de fouille pour exhumer les couches les plus reculées de la mémoire, n'est-ce pas aussi la "pratique écrivante" ici mise en œuvre?
"Avant le changement de lune, chaque automne", Djennifer Goranitzé rend visite à son mari défunt Nathan Golshem; sa danse liturgique le fait sortir du monde des ombres, le "solidifie" et ensemble ils se mettent à "papoter" et "évoquer le bon vieux temps". Car n'est-ce pas un miracle de "fabriquer notre vie avec les déchirures de la vie des autres"?. Qui sont ces autres? Des membres de la fratrie militante, tous des Untermenschen; sous-hommes déclarés "globalement identiques", reconnaissables "à leur démarche, leur odeur et à l'absence de raison d'être": Leur destin? Plutôt un "sous-destin" fait de révoltes "matées" (ils ont perdu toutes leurs guerres); eux les victimes, les vaincus, les brûlés vifs défigurés; morts en marche que la "récitation" fait (ré)advenir. L'emploi de l'imparfait ou du passé simple (hormis dans le chapitre consacré à Madame Liang où domine le présent), les pronoms "nous" ou "je" désignant les récitants (Nathan, Djennifer mais aussi un Narrateur), les reprises avec quelques variantes, la théâtralisation- avec dialogues, verbes d'action-, la disposition typographique qui isole certaines notations, tout concourt à faire de chaque "récitation" une micro-fiction chantée et de l'ensemble un texte polyphonique. Et quand Djennifer doit quitter son mari, déconstruire la hutte patiemment fabriquée pour abriter leurs épousailles/retrouvailles dans l'obscurité tutélaire, tout lisser, (dans le chapitre 29 le temps est décompté, chronométré de 5h du matin à 5h le lendemain matin et l'abondance de phrases brèves nominales illustre les derniers préparatifs du départ) "une image fixe, grise, aura remplacé le monde" "plus rien ne bouge" (cette phrase est reprise en écho à la fin du roman). "Les voix chères se sont tues" Nulle histoire ne subsiste -hormis celle que le Verbe, l'Écriture ont fait advenir à l'imagination du lecteur; celle de "cadavres exquis"; certes Nathan a pratiqué ce jeu surréaliste dans sa première réminiscence (Nadia Bromm); mais l'expression doit être prise dans toutes ses acceptions -sens littéral, figuré et littéraire.
Soumis à des interrogatoires, Nathan s'était fait passer pour Gurbal Bratichko, un conteur itinérant, capable d'organiser en fictions des images; ce sont des "entrevoûtes, des énumérations incongrues, des haïkus populaires, des discours insanes". Le lecteur habitué à l'univers de Volodine aura reconnu les formes littéraires que cet auteur a créées ("narrat entrevoûte, romånce") et qu'il affectionne tout particulièrement...(marque d'auto-dérision). D'un roman à l'autre se tissent aussi des liens en écho : dans l'appartement de Madame Liang des "aigles puent" (titre d'un roman de Lutz Bassmann); pendant son agonie Dadzo Bahadourian parlait "des quarante-neuf jours de parcours bardique" (Bardo or not Bardo), les grondements imprécatoires de Tamara Katepelt (chant incantatoire de Maleeya Bayarlag dans "Songes de Mevlido"); dans le cauchemar de Nathan chapitre 3 "la pluie battait/la pluie clapotait / la pluie crépitait" (voir la pluie et son syllabaire dans "Songes de Mevlido") etc. Et toujours la description très réaliste et imagée d'un monde en ruines, monde dévasté comme après une apocalypse guerrière lisible sur les stigmates des visages: celui de Tamara dévasté par le feu ou le souffle d'une explosion, celui d'Ardour Glimstein "masse chiffonnée de chair et de plaies durcies"; ceux aveugles des Djabayev. Un monde où fusionnent les différents règnes (ce n'est pas pur hasard si le monticule/mausolée de pierre où est censée reposer la dépouille de Nathan contient en fait un crâne de chèvre, des ailes de mouettes, la cage thoracique d'un chien, des touffes de crin, et des clous), un monde où s'interpénètrent en une confondante unité la Vie et la Mort
Les énumérations avaient toujours amusé le couple. Ce roman en propose un florilège inouï (sens étymologique): litanie des guerres perdues scandée par l'anaphore "nous avons perdu"; liste des maladies (chapitre 19) souvent "improbables" et surtout la très longue suite énumérative des chefs d'inculpation qui clôt le roman: plus de 200 crimes et délits répertoriés, dont "gavage d'ourses blanches" "achat de meringues en vue d’un enrichissement personnel","intelligence avec des reptiles mammaliens","remplumage malveillant d'édredon"; (et pour dix la reprise "en présence de militaires en danger de mort") Cette avalanche d'aveux incongrus, Nathan la destinait, avant de mourir, aux tortionnaires pour les "mettre en rage"; il s'est tu, mais avec Djennifer il sait qu'il pourra "à nouveau plaisanter amoureusement".
La "fin" du roman nous ramène ainsi au point de départ: le pèlerinage qu'entreprend Djennifer pour rejoindre l'être aimé. Danse avec Nathan Golshem ou le triomphe de l'amour par-delà la mort, par-delà les catastrophes. Danse avec Nathan Golshem ou le triomphe d'une littérature "nouvelle"!