Prix Nobel de littérature 2009, Herta Müller, -née en 1953 dans un village germanophone du Banat roumain- n'est pas encore (re)connue en France. Absence de support médiatique? –certains libraires il est vrai font le choix d'auteurs plus formatés et labellisés. Écriture déroutante? Une langue acérée, un goût pour les métaphores insolites et la technique du collage, un mélange de réalisme cru et de poésie, l'art de l'ellipse et/ou du non-dit, l'attention portée aux petits riens pour suggérer un climat politique, tout cela peut "déranger" certains lecteurs….On retrouve dans "Animal du coeur" -roman paru en 1994 et récemment traduit en français-, cette spécificité d'une écriture dans l'évocation du destin de plusieurs étudiants soucieux de sauvegarder leur part d'humanité, malgré l'oppression, la délation, les filatures, les perquisitions, sous la dictature de Ceausescu. Comment résister à la "normalisation –et le peut-on vraiment? Comment préserver son "animal du coeur"?
Le roman se déploie en fragments plus ou moins amples tels des lambeaux de vie que capte et ressuscite une mémoire dans l'intériorité de son regard. Le morcellement toutefois n'est qu'apparent, formel; car la structure obéit à une forme musicale celle de la variation. Ainsi différents thèmes sont annoncés en un court paragraphe dès la première page (ceinture, fenêtre, noix, corde, comme métonymies de la mort par exemple); d'abord simples notations ils seront amplifiés voire ressassés, se lesteront d'une certaine épaisseur. La phrase liminaire (incipit) "se taire c'est déplaire dit Edgar, et parler c'est se ridiculiser" sera reprise au final (explicit): roman et circularité. La narratrice (instance narrative "je") fait entendre d'autres voix:que la sienne: celles de Lola, des trois amis Kurt, Edgar et Georg et de Tereza, -que rappellent les incises "écrit Lola, dit Edgar, reprit Kurt, Edgar avait dit"… –: roman et polyphonie. Cette construction va de pair avec une évocation toute en entrelacs, échos, glissements, superpositions, et fondus enchaînés. Ainsi de la séquence au cinéma: la narratrice Edgar Kurt et Georg assis sur la dernière rangée; s'isolent pour libérer leur parole –ailleurs muselée ou jugée suspecte- et leurs propos s'entrecroisent en contrepoint avec les images qui défilent sur l'écran. À intervalles réguliers l'auteur substitue au pronom "je" le pronom "elle"-pour désigner l'enfant qu'elle a été-, et à l'imparfait –de description ou d'habitude- le présent de l'indicatif –comme pour actualiser ces instants du passé, les suspendre dans un Temps momentanément aboli. Au moment de l'écriture s'impose une image, ou une sensation, ou encore une formule expressive qui déclenche le flash (le grand-père qui se coupe les ongles au sécateur et en surimpression l'image de l'enfant attaché à la chaise pour que la mère lui coupe les ongles; la narratrice traductrice à l'usine, mais exclue des vis et rouages et en surimpression l'enfant qui avale la vis du mécanisme d'un réveil, par exemple). Des leitmotive ponctuent le récit et lui impriment une certaine scansion: la peur et la mort omniprésentes telles deux tumeurs (comme la "noix"qui emportera Tereza), les deux grand-mères de l'enfant (la dévote et la chanteuse), les prunes vertes qu'il ne faut pas "avaler" ou qui désignent à cause du "goût acide de la pauvreté" les paysans devenus "hommes de main" du régime, les "régions" qui se dessinent sur les visages, les ciseaux (des couturières, du coiffeur, de la Censure et de l'auto-censure), le poème cité en exergue dont la "froideur rieuse" va irradier l'ensemble du roman!. Un roman/poème où la chronologie est délibérément éclatée.(à l'instar du corps morcelé que reflète un miroir) Ce n'est pas pur artifice. N'y a-t-il pas une analogie entre cet éclatement et la "brisure" des êtres soumis à la répression et à la terreur? dans un monde où "chaque pierre du fleuve est une incitation au suicide"? un monde "Où les feuilles, les tiges et les racines des herbes étaient rouge sang"(Georg). Rouge le sang des bêtes que boivent avec avidité les hommes à l'abattoir.. Et ces sifflements de la Mort, ces personnes devenues folles, ces disparus, toutes ces morts que la Securitate maquille en suicides, ces fuites avortées, et la trahison de l'amie Tereza!
Le titre allemand "Herztier" est la traduction d'un jeu de mots roumain. "il renvoie au souvenir d'une grand-mère qui croyait en la persistance après la mort d'un animal du cœur déterminant le caractère et les états d'âme, ce que chaque être a d'unique et de vital. Mais l'image de cet animal dénonce aussi la bestialité d'une communauté ralliée aux idées national-socialistes" (Claire de Oliveira) dont le père de la narratrice (voir la récurrence de la phrase "il beugle des chants à la gloire du Führer"). Il faut rendre hommage ici au travail précis, minutieux et pertinent de la traductrice qui "avant d'arriver au français a dû naviguer entre le dialecte souabe, l'allemand standard et le roumain" afin de restituer la force des images et qui a su "capter une voix plutôt que de retranscrire"
Une voix, celle d'une narratrice/auteur (les morts lui ont "laissé en héritage des sacs de mots") qui éructe et/ou susurre, psalmodie l'angoisse. Mais ce livre sur la peur (et les occurrences de ce terme sont nombreuses) ne se donne-t-il pas à lire, entendre comme un livre contre la peur? "Je voulais que l’amour repousse. Il repoussa comme l’herbe et le foin, pêle-mêle"