Colette Lallement-Duchoze

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Billet de blog 22 septembre 2018

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Miss Sarajevo d'Ingrid Thobois (Buchet Chastel)

la romancière nous immerge au cœur de drames personnels (secret de famille, démons intérieurs) et historiques (le siège de Sarajevo, l’horreur vécue au quotidien). Un double maillage. Un double terrain de guerre.. Un subtil entrelacs entre l'Histoire et l'Intime

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Par la richesse des enchevêtrements dans la capture du réel, par un entrelacs de méandres et circonvolutions; par une forme d’adéquation entre l’œil de l’objectif et celui d’une conscience qui débusque ses souvenirs, Ingrid Thobois nous immerge au cœur de drames personnels (secret de famille, démons intérieurs) et historiques (le siège de Sarajevo, l’horreur vécue au quotidien). Ce double maillage est à la fois une dynamique narrative et le substrat d’une prise de conscience. Au terme d’un "voyage" -dans le temps et l’espace-, le personnage principal Joaquim Sirvins faisant fi des anamorphoses (re)conquiert, apaisé, une forme de liberté. Miss Sarajevo ou le roman d’une « résolution » ?

Ce qui frappe d’emblée à la lecture de ce roman c’est son architecture savante. Il s’ouvre sur des considérations générales à propos de la « dilatation du temps propre au désir », puis sur la fébrilité qui s’est emparée de Niépce au moment où il réalise «le point de vue du Gras » Ce sera la première photographie dans l’histoire de cette technique. Première manipulation par l’image ?? La même photo est punaisée dans le studio parisien qu’occupe Joaquim Sirvins photographe de guerre né à Rouen en février 1973….Les chapitres vont se déployer au gré des pensées et souvenirs de ce personnage -alors qu’il est dans le train qui le conduit à 44 ans, de Paris à Rouen-, auxquels se superposent (emploi du présent dit gnomique) des réflexions de l’auteur sur la mort et la douleur, sur la technique de la photo, sur la mémoire, entre autres. Le compartiment devient par métaphore l’habitacle d’une conscience, d’une mémoire. Et le montage apparemment en zigzag épouse simultanément le mouvement du train, les chemins tortueux du passé ressuscité, par glissements ou surimpressions avec des temps forts qui reviennent à intervalles réguliers ; souvenirs tantôt dilatés tantôt racornis par le temps ; souvenirs qui se superposent s’opacifient jusqu’à ce que l’un d’eux émerge d’une netteté effarante comme ceux qui s‘imposaient en 1995 alors que sur le bord du cercueil de sa mère, Joaquim plaçait son œil dans le viseur avant d’appuyer sur le déclencheur

Et puisqu’on se souvient par glissement, voici dans un même chapitre (ce n’est qu’un exemple) le moment présent « contrôle des titres de transport », en surimpression la silhouette du père, puis le souvenir dOverlord Paris XI°où Joaquim doit chercher son équipement militaire avant de partir pour Sarajevo, printemps 1993, et où les explications du vendeur vont se disloquer lui rappelant sa tendance, enfant, à « éviscérer la langue », lui rappelant aussi le jeu d’adresse qu’affectionnait Viviane ...Viviane, cette sœur disparue depuis 6 mois dont il « n’a toujours pas intégré la perte » et son agitation intérieure est si forte qu’il risque de réveiller Ludmilla son amante, rue de Provence

Éclatement chronologique qui va de pair avec l’éclatement géographique ; va-et-vient entre un « ici » et un « là-bas » ; un « aujourd’hui » et un « hier », incursions dans le monde de l’enfance, flashes, images récurrentes -la défenestration de la sœur, l’horreur de la guerre au quotidien dans Sarajevo assiégée-, épisodes traités en plans-séquences, ou tels des tableautins, échos intérieurs, tout cela concourt à faire émerger la personnalité d’un être aux cicatrices mal refermées et qui aurait choisi Sarajevo à 20 ans pour exorciser son mal profond ?? Un être solitaire « non marié non pacsé » qui à 44 ans sait qu’il mourra « comme vierge au regard de l’état civil » ; lui le photographe de guerre, dont le pied-à-terre « croule sous les caisses d’archives » -où chaque négatif est légendé; lui dont l’amante Ludmilla attendait qu’il « nomme la réalité » ; lui dont l’âme aura été endurcie par les horreurs vues à travers le monde…

Un être qui, après avoir franchi une succession de sas, verra une dernière cloison céder….La récurrence de la thématique des « portes » participe (à) de cette révélation. Cloisons qui isolent, portes qui ouvrent une boîte de Pandore, porte que l’on ferme à double tour et que par compulsion obsessionnelle l’on vient rouvrir et refermer ; porte entrebâillée sur « un père inconnu » le visage ruisselant de larmes (un enfant jamais revenu de la maternité) Arrivé à Rouen et en pénétrant dans l’appartement où il a vécu enfant adolescent, cet appartement, lieu de la tragédie, lieu du trauma- Joaquim va connaître la délivrance telle une nouvelle naissance …La comparaison avec le jardin mentionnée au chapitre 10 est reprise en écho à la fin du roman dans la citation extraite du Paysan de Paris de Louis Aragon !

Dès le début du roman Ingrid Thobois assimile photographie et thanatopraxie. La « cible » est nécessairement réelle en ce sens qu’elle a réellement existé ; désormais figée, elle est comme dans le non-réel, elle a cessé d’être, rejoignant le monde des disparus (cf Barthes).Joaquim sait par expérience que « photographier ce n’est pas raconter la vérité . C’est délimiter par un un champ l’opération d’exister et la fixer. Son métier consiste à saisir des instants...aux autres de les relier de les interpréter. Susan Sontag -citée en exergue- affirmait déjà que la photographie ne décrit pas ; qu’elle n’a pas la capacité de la littérature à donner sens à un visage.  Par le choix de l’éternité au détriment du vivant  ; on invente un monde de gestes dépourvus de leurs conséquences.  Et ce n’est pas pur hasard si Joaquim accepte d’être le thanatopracteur de sa mère -atteinte de la maladie d’Alzheimer elle décède en 1995 -- ; puis il figera le visage maquillé, « refait » dans un cliché ... En revanche à Sarajevo il a préféré vivre de plain-corps dans le nu du présent ; il ne photographiait pas mais notait dans son carnet les photographies non prises. Faire semblant de flasher en sachant que tout s’imprimera sur le seul film de sa mémoire. Camera lucida ?

Miss Sarajevo déclare Vesna en saisissant le poignet de sa fille. Le titre du roman renvoie à ce concours de beauté qui a eu lieu en mai 1993, dans Sarajevo assiégée ; les participantes dont Inela Nogić, arboraient une banderole « Don't let them kill us ». Un défi ! Le triomphe de la pulsion de Vie !

Dans le roman, ce sera Inela (dont l’ovale de la figure et les yeux rappellent Viviane…) fille de Vesna et sœur jumelle de Zladko, Inela recluse depuis un an, entre Vie et Mort, -son frère rejoint régulièrement au front ses compagnons d’armes -, va confectionner sa robe pour le défilé. Joaquim -hébergé dans cette famille- assiste à cet ouvrage comme à une naissance…

Naître et renaître. Défier la mort en embuscade. Là-bas comme ici, hier comme aujourd’hui.

Et de même que le tissu file bord à bord au millimètre près au milieu des bobines de fils et d’aiguilles, de même l’écriture au milieu de l’éparpillement va dénouer les fils pour donner corps et sens à un subtil entrelacs de l’Histoire et de l’Intime.

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