Colette Lallement-Duchoze

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Billet de blog 22 novembre 2012

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Le bonheur des Belges Patrick Roegiers (Grasset)

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

"Quel tableau formidable! Quelle vision! Quel souffle!" s'extasie le jeune narrateur devant la toile de Gustave Wappers "épisode des journées de septembre 1830". Or n'est-ce pas précisément ce que ressent le lecteur qui vient d'accompagner cet enfant de 11 ans dans son voyage d'une journée, à la recherche de sa mère-patrie? Emporté dans l'histoire la géographie et le génie d'une "jeune nation", il se repaît de poésie d'histoire et de peinture, sans oublier d'enfourcher la bicyclette, de monter dans la nacelle de Nadar ou à bord de la galère du capitaine Haddock. Avec jovialité et irrévérence, sur un rythme soutenu et tout en jonglant avec les anachronismes et les inventions verbales, l'auteur du "Bonheur des Belges" illustre en le gravant telle une eau-forte, cet aphorisme "le passé n'est qu'un décor peint de théâtre, où la plèbe godaille et guindaille au son des tambours et des grosses caisses"....

Le roman se déploie en trois parties et neuf chapitres. Neuf comme les neuf boules de l'Atomium (exposition de 1958) -Ces boules coïncident avec le nombre de provinces belges. La preuve par neuf comme les chats qui ont neuf vies. Et le nombre de chapitres de ce livre.... L'alternance régulière entre récit et dialogues (ceux-ci mêlent formules de politesse, aphorismes désopilants clichés revisités ou rappellent tout simplement les "cadavres exquis" surréalistes) crée un rythme, impose une ligne mélodique que renforcent les nombreuses exclamations laudatives isolées typographiquement "alléluia" "quelle expédition" "quelle ambiance" "quelle cabriole" À cela s'ajoutent des phrases accumulatives scandées par des anaphores ou au contraire des phrases brèves avec nombre de verbes d'action, comme dans les récits épiques. Certains blancs entre paragraphes sont comme des pauses, dans d'autres surgit une onomatopée qui rappelle les phylactères. L'auteur aime jouer avec les sonorités: allitérations, onomatopées, calembours ; avec les néologismes et les belgicismes; avec les images. Il exploite ainsi toutes les ressources du langage et les figures de rhétorique: zeugmas, asyndètes, formules stéréotypées prises au pied de la lettre ou "décalées"; parodie, comique de l'absurde. La liste serait longue pour illustrer l'inventivité verbale de l'auteur (on a encore en mémoire la récente uchronie "la nuit du monde")!!

Pour presque chaque personne rencontrée (inventeur, romancier, poète, peintre, chanteur, cinéaste, acteur, sportif, etc.) exhumée de l'histoire belge, l'auteur livre sous forme de pitch des notes biographiques -parodiant le dictionnaire-, tout en contextualisant les faits rapportés. D'ailleurs un index en fin de roman permettra au lecteur de "distinguer le vrai du vraisemblable et de l'invraisemblable". Car ce roman, voyage dans l'espace/temps, est aussi une cartographie de la Belgique et un  précis d'histoire. Si le narrateur est enchanté par "les connaissances érudites" des frères Aymon (tout comme Verlaine le sera face à son savoir) le lecteur ne peut être qu'impressionné par l'érudition de Patrick Roegiers. Une érudition sans pédantisme (voir tous les procédés d'auto-dérision) certes, mais qui suppose une énorme documentation (aussi foisonnante qu'est luxuriante l'écriture). Pour exemples: Victor Hugo gravissant le monticule du "lion de Waterloo" (inspiré d'un poème de l'Année terrible 1872), les commentaires d'œuvres picturales (reproduites en noir et blanc dans le roman): Derniers honneurs rendus aux comtes d'Egmont et de Hornes de Louis Gallait, Jeux d'enfants 1560 Le repas de noces 1568 de Pieter Bruegel, épisode des journées de septembre 1830" de Gustave Wappers; - dans ces trois dernières est "représenté"le narrateur, par un jeu de miroirs traversant/reflétant les époques ...; l'exposition universelle de 1958 (où un des frères Aymon va contempler, tel Gulliver, le pays microscopique);  la bataille des Eperons d'or; le Tour des Flandres du 30 mars 1958...

À l'instar de ce "plat pays" le roman se divise en deux : la Belgique d'abord Mon histoire est celle de mon pays, puis la Flandre  "c'est mon deuxième pays ici" affirme le narrateur revendiquant sa "double" identité. Mais dans une troisième partie l'auteur envisage la possibilité d'une non-existence, citant en exergue Arno... Division n'est pas synonyme de cloisonnement. Tout un jeu de "raccords" assure un va-et-vient d'une partie à l'autre: "il est temps de rendre visite à Hendrick Conscience" déclare le narrateur à la fin de I et la deuxième partie s'ouvre sur cette rencontre; le narrateur mort dans les tranchées pendant la première guerre mondiale (fin II) va arpenter le monde souterrain des grottes de Han au début de la dernière partie. Bien plus des personnes rencontrées au début réapparaissent -Yolande Moreau l'ogresse du prologue, devenue dame-pipi à la fin du roman, Victor Hugo, Melle Abst et son dé à coudre, Brel, la Malibran les frères Aymon, Bayard personnifié etc... Car dans dans l'histoire "qui se raconte et qui s'invente je suis tout le monde ou personne et je trouve toujours quelqu'un à qui parler"....

À quoi sert un roman sinon à tout décrire? Ici "c'est toute la Belgique du passé et du présent qui défile en une sarabande délirante" (cf. la quatrième de couverture). Une vaste fresque où se côtoient familières et/ou inconnues, fantasmées et/ou réinventées anecdotes et Histoire. N'est-ce pas l'apanage de ce pays "né d'une opérette" estampillée Bonheur?

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