Dans "le domaine des murmures" nous avions passé l'huis de chêne, étions entrés au reclusoir et nous avions entendu le chant en forme de légende, murmuré par Esclarmonde, jeune fille rebelle, et mère aimante. Dans "la terre qui penche" Carole Martinez nous invite à écouter un chant à deux voix, l'histoire transformée en légende de Blanche de Chaux, une petite fille de douze ans, rebelle elle aussi;qui a vécu au "domaine des murmures" au XIV° siècle, après le tragique passage de la male Mort. Laissons-nous bercer par ces voix aux accents lyriques où le merveilleux poétique n'exclut pas un réalisme cru, par ces chansons qui résonnent encore jusqu'à nous par-delà les âges; par cette écriture aussi fluide que la Loue quand elle est "un long sourire" ou heurtée de spasmes quand la rivière est impétueuse!
L'auteur fait alterner deux voix: celle de "la vieille âme" qui, fantomatique, erre depuis six siècles, et celle de la "petite fille" qu'elle a été. Une alternance formelle certes mais qui équivaut à un seul chant car souvent le "je" et le "tu" se fondent en un "nous"; car le récitatif de la petite à peine terminé à la fin d'un chapitre est parfois repris, commenté au chapitre suivant par la vieille âme. Car cette dernière aux côtés de la petite qu'elle a été "veille pour l'éternité dans la tombe" La vieille âme se "nourrit" de cette enfance que le verbe ressuscite; elle s'attendrit, rêve en écoutant "sa délicieuse enfance murmurer". Préférons au terme alternance celui de miroir où deux "trajectoires" s'éclaireraient l'une l'autre. Dans le dialogue qui constitue l'avant-dernier chapitre la petite morigène la vieille âme, l'enjoint de "quitter son trou; de cesser de hanter ces lieux"; elle qui s'est égarée en enfance. La petite quant à elle a su dire adieu à cette enfance; sereine et volontaire elle peut désormais envisager son avenir (ce dont rend compte l'emploi du futur); mais au final le lecteur entendra le même couplet qui avait ouvert le roman; cette construction circulaire est comme un gage d'éternel! Entraînée par cette "terre qui penche" la petite, de son tombeau sans sépulture, du profond de la rivière, continuera à égrener des émotions, redonner vie au fugace, en mêlant le flou et le lumineux, l'incertain et l'authentique, elle qui excelle à "métamorphoser les souvenirs mauvais "
Dès le début une phrase ramassée, dense, évoque les épisodes marquants de sa vie (le domaine des Murmures, Aymon et son pipeau, le beau regard d'Eloi, les lettres de maître Claude, le cheval couleur terre) puis ils seront "dépliés"; à chaque fois que la petite fille raconte "elle nous arme d'azur et nous revivons ensemble" Et dans la narration les deux chants font aussi la part belle à d'autres récits, entendus ou imaginés peu importe; celui de la vieille cuisinière Guillemette, le lamento du père au chevet de son fils Aymon, le récitatif de la Dame verte devenue rivière, ou celui d'Alienor. Cet enchâssement -polyphonie en abyme- va de pair avec une évocation tout en entrelacs, avec ses glissements, ses superpositions, à l'image de "ce lit, devenu tombeau, où la rivière est profonde; à l'image de cette forêt où l'on se perd; elle illustre aussi une texture complexe faite de "fils de trame, de fils de chaîne", ces "fils et secrets à démêler". Ainsi, la petite découvrira progressivement le passé de son père, père d'abord exécré, le destin d'une mère dont elle est orpheline, le parcours sinueux et sensuel de Bérengère!
Butée prête à tout réinventer, prête à tous les mensonges pour survivre, la petite fille, Chardon, Eau-vive, nous entraîne dans son univers merveilleux où un cheval parle en prenant la voix de Colin, où après un procès qui le condamne à la mort, il devient Terre; où les nœuds d'un arbre sont des hommes grimaçants, où Aymon le fiancé ne cesse de se métamorphoser (chien, poisson) et qui partira définitivement, emporté par la nuée des étourneaux. Une chambre devient jardin, les bruits galopent partout et en tout sens s'insinuent chez les morts. Le merveilleux par définition fait fusionner réel et rêve; réel et légende comme si tout allait de soi et la métaphore illustre cette équivalence.
Blanche a l'intuition des "voix chères qui se sont tues"; Blanche sait démêler Bien et Mal (l'écuyer de son père est un ogre, il ne mérite pas qu'on l'extraie du piège mortifère; Jacques serait un avatar du diable); la "vieille âme" traversant les siècles peut émettre quelque jugement peu flatteur sur l'évolution du monde ...et ainsi nous renvoie à notre propre image!
S'inspirant de chansons de toile, de chansons populaires ou littéraires, la romancière les fait siennes; elle affectionne particulièrement "Aux marches du palais" et ce vers "Dans le mitan du lit/La rivière est profonde" (cf la lettre à l'éditeur "ce vers est mien depuis l'enfance, qui est mon Moyen Age à moi"). Une chanson qui lui est "nécessaire" et foin de l'anachronisme! N'est-ce pas autour du lit de la Loue qu'est construit son roman? Cette rivière qui peut "être un long sourire au doux chuchotement ou une masse en mouvement, un monstre écumant de boue féroce et vorace"; et la vieille âme se le rappelle "moi qui avais quitté le monde la veille de la crue je m'en souviens"; une rivière qui sert de miroir à tous ceux qui se penchent sur elle; une rivière dont le mitan est si riche en connotations...
Si le monde penchait et vous entraînait vers la fin autant dévaler la pente joyeusement