Colette Lallement-Duchoze

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Billet de blog 28 février 2025

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Bristol roman de Jean Echenoz (Editions de Minuit)

Dans ce roman où l’action est « constamment » doublée par son commentaire, le romancier n’a-t-il pas exploité la polysémie du mot Bristol ? Inviter (carton) le lecteur dans « ce lieu près du pont » -à participer à sa construction, Bristol ou la métaphore de la fabrication d’un texte ?

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Adapter un des best-sellers de Marjorie des Marais -Nos cœurs au purgatoire- tourner le film au Botswana c’est le projet de Bristol, prénom Robert… Personnage éponyme du roman de Jean Echenoz, que nous allons suivre dès ce premier matin d’automne quittant son immeuble de la rue des Eaux et que nous ne quitterons pas tout au long du roman. Un roman composé de trois parties (dont les deux premières étalées dans la durée correspondent à la préparation et au tournage du film puis à son accueil par la critique et le public, alors qu’en montage parallèle se met en place une enquête policière sur l’homme « échoué au sol » de la rue des Eaux.) la troisième partie joue le rôle d’épilogue.

C’est sur l’image d’une chute que s’ouvre le roman et ce n’est pas anodin. Bristol quitte l’immeuble au moment même où un « homme nu tombé de haut s’écrase à 8 mètres de lui » Or -bien que n’étant pas un être inaffectif- il semble indifférent à ce « suicide » (?) (dont le mystère sera élucidé vers la fin du roman). En juxtaposant information « objective » tragique et indifférence notoire, le romancier interpelle d’emblée le lecteur sur la banalisation du drame. Lecteur qui d’ailleurs sera régulièrement pris à partie - interpellation directe ou inclusion dans un « nous ».

La narration au présent, - temps de l’instantanéité, du fugace et du frontal tout à la fois- mêle avec humour plusieurs « genres » littéraires (récit d’aventures, vaudeville, roman policier, satire des milieux littéraire et cinématographique) en faisant voler en éclat leurs codes, afin d’explorer le quotidien d’un cinéaste (quelconque) dans la gestion de tous les contretemps auxquels il est confronté, un homme qui, à  l’instar de ces badauds vus en contre plongée, exhale des « phylactères de buée ».

Et d’une partie à l’autre, d’un chapitre à l’autre, l’humour est omniprésent et multiforme (corrosif ou léger). La description -qui préfère l’ellipse à l’hypotypose- emprunte au langage cinématographique (les claps le fondu au noir les gros plans -dont celui sur l’annulaire de l’OPJ Claveau ou le zoom sur un insecte). Lors du tournage en Afrique dans la réserve de Mashatu nous assistons en temps réel au déroulement de quelques scènes en présence du fixeur Navratil, du premier assistant Fred Barabino, des acteurs Jacky Pasternac et Céleste Oppen. Les pauses « apparentes » sont souvent consacrées à des portraits, incisifs telles des eaux-fortes ou à des « micro-fictions » « enchâssées » avec fluidité dans le récit (celle concernant Céleste rapportée par Brubec à Bristol par exemple) ou encore à des « nomenclatures » érudites - parodies de Wikipédia (?) (Dermochelys coriacea  pour les intimes, cette tortue géante dont le régime alimentaire se compose surtout de grosses méduses céruléennes, Rhizostoma pulmo pour d’autres tortue apparue dans le rêve cauchemardesque deBristol).

On devine la jubilation du romancier à exploiter toutes les ressources de la langue, tous les procédés d’écriture (même si prévaut la démarche cinématographique). Jubilation qu’il communique à son lecteur -entendons ces fricatives allitérantes froissemenfeutré frileux fragile, regardons cette voiture Aircross aux allures et comportements canin.es, pénétrons dans ces anamorphoses, laissons-nous prendre au jeu des décadrages -l’intrus qui se dresse sur ses 6 pattes équipées de coussinets adhésifs, est en fait un insecte de 3mm dont l’espérance de vie n’excède guère celle d’un mois de février, compatissons avec Claveau, piètre enquêteur mais dont la libido s’est réveillée au contact de la gardienne Michèle Severinsen au buste annapurnien, et surtout sans être une marionnette facile à manipuler, adoptons les modifications de points de vue, comblons les ellipses, soyons à l’écoute d’échos intérieurs.

Premier matin d’automne trop frais pour la saison. Seuls deux grands oiseaux blancs survolent la rue des Eaux (trop fatigués ou trop intéressés par la vue aérienne de Paris pour s’occuper de faits divers…). C’est l’incipit (le fait divers est le corps échoué d’un homme dévêtu) et voici en écho vers la fin de la partie II Un parti de sternes en formation fléchée poussant des cris de vieilles dames indignées sur fond de cirrus effilochés vers le nord-est. Bristol est sur le pont d’un bateau de plaisance Mademoiselle 22 qui repose en fait sur un port  à sec et ressemble à un gros fer à repasser. Samedi11 « beau temps un peu frais » dit Bristol ; c’est de saison commente Brubec tiens le type qui était tombé de ton immeuble ils en parlent

Dans Bristol où l’action est « constamment » doublée par son commentaire, où « le moins doit faire imaginer le plus » le romancier n’a-t-il pas exploité la polysémie du mot Bristol ? Inviter (carton) le lecteur dans « ce lieu près du pont » -à participer à sa construction, Bristol ou la métaphore de la fabrication d’un texte ?

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