Certaines n'avaient jamais vu la mer Julie Otsuka (éditions Phébus; traduit de l'anglais américain par Carine Chichereau) prix Femina étranger 2012
Elles avaient quitté le Japon vers 1920, pour rejoindre leur époux, un compatriote, un inconnu promis par la marieuse. Elles avaient traversé le Pacifique, ces Japonaises âgées de douze à trente-six ans, dont "certaines n'avaient jamais vu la mer". Étrangères, déracinées et vite désenchantées sur un territoire inamical, ces oubliées de l'Histoire, Julie Otsuka va les ressusciter en leur donnant la parole en un long lamento qui très vite se fait clameur! Écoutons-le!
Qu'elles se prénomment Akiko, Kisayo, Kasuko, Nagiku, Chiyomi, Eiko, Hatsumi, Fusayo, Yoshiko, Mitsuyo, qu'elles soient originaires de la ville mais surtout de la campagne, qu'elles exercent désormais sur le sol américain différentes besognes, la romancière les réunit en un seul grand Corps, celui des espoirs avortés et des rêves déçus. Car dans l'infinie variété des situations surgit une même contrainte, une même douleur, ce dont rend compte l'emploi du pronom "nous" qui les réunit en une seule tragédie. Ce pronom ne signifie-t-il pas aussi, en la mettant en relief, l'empathie de la romancière pour ces femmes "courageuses"? Ne renvoie-t-il pas aux chœurs antiques avec leur coryphée?. Quoi qu'il en soit, c'est bien une sorte d'élégie qu'entend le lecteur. Elle est scandée par des reprises anaphoriques à l'initiale de paragraphes ("sur le bateau" chapitre 1) ou en début de phrases ("ils nous ont prises" chapitre 2, "nous avons accouché" chapitre 4). D'autres anaphores à l'intérieur de fragments "certaines, d'autres" la plupart"; "certains sont partis" l'une des nôtres" "a laissé" "est parti avec" créent un effet de balancement rythmique. Multiplicité des paroles qui s'élèvent, retombent, chuchotent et/ou susurrent; paroles consignées dans les courriers envoyés aux mères (les passages sont en italique) parfois mensongères les missives ont l'accent de la sincérité -ne pas décevoir la famille; paroles des mères qui résonnent à leur conscience d'épouses (préceptes d'éducation). Quand elles sont individualisées, ces voix commentent les sensations éprouvées ("j'ai cru que mon vagin allait exploser"); sont des questionnements ("existe-t-il tribu plus sauvage que les Américains?); racontent une journée de labeur "ordinaire" ("j'ai fait bouillir les draps, j'ai battu les tapis"); mais ne nous méprenons pas, car ici le "je" équivaut à un "nous"...L'emploi de l'imparfait dans sa valeur modale d'habitude participe à/de cette musique de la désolation aux airs d'incantation. Parfois l'emploi du conditionnel et une suite d'interrogatives met en évidence la prégnance de leurs rêves...inexaucés..
Pour le découpage en séquences l'auteur a choisi l'ordre chronologique: depuis la traversée en bateau jusqu'à la disparition. Les indices temporels sont au début assez "vagues" pour évoquer un temps comme dilaté (certaines années, "13 ans passés à son service" "il en serait ainsi pendant bien des années"); mais à partir du chapitre "Traîtres" le temps s'est resserré: "dès le deuxième jour de la guerre, pendant plusieurs jours, en janvier, en février, le printemps est arrivé"; c'est que dans le conflit mondial, les Japonais implantés en Amérique sont suspectés par les autochtones de complicité avec l'Ennemi. Dès lors vont se succéder et ce, très rapidement, arrestations, tortures et "déportations massives" (alors que des femmes continuent à "retourner la terre", arpenter les vignes "une dernière fois" ou "procéder aux ultimes lessives dans les blanchisseries"). Le lecteur voit défiler -chapitre "dernier jour"- les longues théories de ces personnes repérables à leur "étiquette blanche et leur numéro d'identification". Deuxième exode. Partis "en hâte, ou au désespoir", ces hommes, ces femmes et leurs enfants emportent des bibelots tels des reliquaires, sont taraudés par des regrets. Dans ce chapitre de l'exode la romancière prend soin d'extraire de la masse uniforme de ces infortunés, des individualités en les identifiant par leur prénom, leur profession et leur localité de départ
Le dernier chapitre au titre révélateur "disparition" joue le rôle d'épitaphe. Julie Otsuka va donner la parole aux témoins de cet exode "les Japonais ont disparu de nos villes", aux "enfants" devenus "anxieux" après le départ de leurs camarades de classe; à ceux qui ont vécu en bonne entente ou non; à ceux qui se sentent "responsables"; à tous ceux qui ignorent ou font semblant; et progressivement les visages vont "s'effacer des mémoires"... Mais le thème de la "disparition" n'était-il pas perceptible tout au long du roman tel un leitmotiv?"est-ce que quelqu'un sait que je suis ici?". En guise d'adaptation/intégration on avait affublé ces femmes de nouveaux noms plus "américains". Perte d'identité, perte de la langue, perte de la culture -les enfants eux-mêmes se moquent des pratiques et rituels de leurs parents dont ils ont honte -invocation à Kannon, à la déesse de l'eau Mizu Gami, offrande à Inari, imploration au dieu des vents et des mauvais rhumes, foi en l'esprit des ancêtres...Tout cela balayé à jamais??
Elles étaient venues par milliers, avec leurs "kimonos et leurs longs cheveux noirs"; galvanisées par l'espoir d'un monde meilleur. Elles avaient travaillé comme des forçats, avaient subi la tyrannie et/ou l'opprobre; vécu la ségrégation. Elles ont été déportées en camps d'internement. Ont-elles "disparu comme si elles n'avaient jamais existé"? (selon une formule de l'Ecclésiaste cité en exergue). Contre l'oubli dont elles furent délibérément les victimes (il est des épisodes dans l'Histoire que des politiques ou historiens bien-pensants jugent tabous) Julie Otsuka dresse un mausolée Vivant où se grave(ra) leur Mémoire: celle de ces "Invisibles" incarnées désormais dans le Verbe!