Colette Lallement-Duchoze

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Billet de blog 31 octobre 2024

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Le soldat désaccordé Roman de Gilles Marchand (Forges de Vulcain)

Hoquets de l’histoire et chanson d’amour, aveuglement inhumain et cécité lumineuse de qui actionne le soufflet de l’accordéon….

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Chronique de la première guerre mondiale ? Gilles Marchand l’évoque avec une certaine originalité dans le roman « le soldat désaccordé . Il donne la parole à un jeune combattant mutilé, chargé par une certaine Mme Joplain de retrouver son fils Emile disparu en 1917. Et il entraîne son lecteur dans une enquête en forme de jeu de piste. Une narration à la première personne où se conjuguent le sublime -un roman d’amour absolu- et le grotesque absurde -les horreurs de la guerre-, le poétique et le réalisme, le lyrique et l’humour, le passé et le présent de « l’écriture , où l’enquête se mue en quête de soi, où s’enchâssent plusieurs récits restitués dans leur tonalité particulière jusqu’à leur effacement dans la révélation quasi épiphanique -celle du soldat désaccordé. Hoquets de l’histoire et chanson d’amour, aveuglement inhumain et cécité lumineuse de qui actionne le soufflet de l’accordéon….

C’est un matin de 1925 que ça a commencé. Avant cette date le jeune soldat parti sans fleur au fusil perd une main en 1914, (plusieurs flash-backs s’en viendront préciser les circonstances) infirme besogneux jusqu’en 1918 puis formé par Blanche Maupas pour « enquêter »(aider les familles à retrouver père, mari, fils)   … D’ailleurs son enseignement : méthode, abnégation, sens du détail, réseaux, importance de l’opinion publique, il l’applique méticuleusement dans son enquête sur Emile Joplain. Du témoignage d’Emile Moriceau (Melun) à celui des parents de Lucie (Alsace) en passant par ceux de Richard Letoile, d’Adolphe Menu (le choix du prénom n’est pas innocent) Henri Bourdon (Arras) bénéficiant aussi de l’aide précieuse de Davisse, archiviste obsédé par les chiffres, il parcourt la France et en fouillant les mémoires, les archives et les champs de bataille il tente de recoller les morceaux d’un puzzle. La première révélation : la passion de l’écriture qui a toujours animé Emile Joplain n’est pas anodine (message subliminal sur la création littéraire, sa fonction cathartique ? ou autre ?) et c’est bien de ses lettres d’amour que se souviennent les « témoins » -alors que la mère est dans le déni (préjugés de classe …) … S’imposera dès lors l’histoire de Lucie et Emile, celle d’un amour qui a défié tous les obstacles et que le bourbier n’aura pas terni…Muse Bien-Aimée, Fille de la Lune ô l’enchanteresse qui ponctue le texte de ses poétiques récurrences

Le texte est traversé aussi par des effets spéculaires, des échos intérieurs : à l’acharnement du narrateur dans sa « reconstitution » répond celui de Lucie dans sa « recherche » de l’aimé, (au tri postal, sur le front auprès des blessés) ; au sens de l’observation de l’écoute répond celui d’Emile aidé par l’Amérindien (observer repérer comprendre les conversations, noter tout communiquer rapport). Mais surtout le parallélisme entre sa relation avec Anna et la relation Emile/Lucie non seulement justifie la durée de l’enquête (10 ans) mais transforme l’enquête en quête de soi. Et voici que battant sa coulpe le narrateur « revit » ces quatre années où la certitude d’œuvrer auprès de ses « camarades » du front (payer une dette ?) l’a emporté sur son amour pour Anna « pendant que Lucie Himmel traversait le pays pour retrouver son fiancé je m’accrochais au front pour fuir mon Anna (« mon Anna rêvée pendant quatre ans, partie en quelques heures). S’interrogeant sur le « sort » réservé aux Alsaciens (depuis l’annexion par les Allemands en 1870) il en vient à remettre en cause la pseudo-délivrance qu’une victoire française allait leur octroyer…Et quand se profile la menace d’une « autre guerre » alors que l’intox affirmait c’est la der… la vision des « corps sans tête des bouches sans personne (…) des morceaux de canassons extraits d’homme est une horreur ; l’histoire des cinq moustaches ou le rire jaune du désespoir !!

La phrase crépite se love et voici l’horreur résumée en un saisissant raccourci « dans le ciel c’était le feu. Le feu et les cendres. Sur la terre c’était les secousses et les tremblements. L’antichambre de l’Enfer » Symphonie du massacre ! Mais souveraine la permanence de l’amour inviolé dans l’impermanence

Dans ce bourbier et dans le maillage « souterrain » des consciences habitées par l’espoir, le narrateur  débusque souvenirs mensonges fantasmes non-dits secrets que la parole va exhausser ;méandres et circonvolutions, à l’instar d’ailleurs des allers et retours de cette Fille de la Lune zigzaguant entre le jour et la nuit, entre l’Ombre et la Lumière. Alors que sont convoquées de grandes figures de la mythologie ou de la littérature (ce qui permet au lecteur de pénétrer dans le panthéon littéraire du romancier). Et si l’on se réfère à la page « remerciements » on mesurera l’importance de la documentation dans l’élaboration de ce roman.

Un roman ancré dans une période précise certes -et dont certains rappels teintés d’humour sont les signaux  -mais la voix du narrateur, celles des intervenants, l’évocation des destins brisés, des vies cabossées, lui confèrent une portée universelle…

N’est-il pas dédié aux victimes de la guerre, de toutes les guerres ? (cf page remerciements)

Prix des libraires 2023 prix Eugène Dabit, prix Naissance d’une œuvre

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